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ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON.

désagréable que d’être pendu obscurément. On fut occupé si longtemps des Saint-Barthélemy, des massacres d’Irlande, des échafauds de la Hongrie, des assassinats des rois, qu’on n’avait ni assez de temps ni assez de liberté d’esprit pour penser aux menus crimes et aux calamités secrètes qui inondaient le monde d’un bout à l’autre.

La Raison, informée de ce qui se passait par quelques exilés qui se réfugièrent dans sa retraite, fut touchée de pitié, quoiqu’elle ne passe pas pour être fort tendre. Sa fille, qui est plus hardie qu’elle, l’encouragea à voir le monde, et à tâcher de le guérir. Elles parurent, elles parlèrent ; mais elles trouvèrent tant de méchants intéressés à les contredire, tant d’imbéciles aux gages de ces méchants, tant d’indifférents uniquement occupés d’eux-mêmes et du moment présent, qui ne s’embarrassaient ni d’elles ni de leurs ennemis, qu’elles regagnèrent sagement leur asile.

Cependant quelques semences des fruits qu’elles portent toujours avec elles, et qu’elles avaient répandues, germèrent sur la terre, et même sans pourir[1].

Enfin il y a quelque temps qu’il leur prit envie d’aller à Rome en pèlerinage, déguisées et cachant leur nom, de peur de l’Inquisition. Dès qu’elles furent arrivées, elles s’adressèrent au cuisinier du pape Ganganelli, Clément XIV. Elles savaient que c’était le cuisinier de Rome le moins occupé. On peut dire même qu’il était, après vos confesseurs, messieurs, l’homme le plus désœuvré de sa profession.

Ce bonhomme, après avoir donné aux deux pèlerines un dîner presque aussi frugal que celui du pape, les introduisit chez Sa Sainteté, qu’elles trouvèrent lisant les Pensées de Marc-Aurèle. Le pape reconnut les masques, les embrassa cordialement, malgré l’étiquette. « Mesdames, leur dit-il, si j’avais pu imaginer que vous fussiez sur la terre, je vous aurais fait la première visite. »

Après les compliments, on parla d’affaires. Dès le lendemain, Ganganelli abolit la bulle In cœna Domini, l’un des plus grands monuments de la folie humaine, qui avait si longtemps outragé tous les potentats[2]. Le surlendemain, il prit la résolution de détruire la compagnie[3] de Garasse, de Guignard, de Garnet, de Busem-

  1. Voyez la note 2 de la page 339.
  2. Tous les ans, le jeudi saint, on publiait à Rome la bulle In cœna Domini (voyez tome XVIII, page 42). Clément XIV supprima cette publication.
  3. Le bref de Clément XIV qui prononce la dissolution de la société des jésuites est du 21 juillet 1773. Une bulle de Pie VII, du 7 auguste 1814, l’a rétablie.