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COSI-SANCTA.

Sancta le trouvait le plus aimable du monde ; elle l’aimait déjà plus qu’elle ne croyait ; elle ne s’en doutait point, mais son mari s’en douta pour elle. Quoiqu’il eût tout l’amour-propre qu’un petit homme peut avoir, il ne laissa pas de se douter que les visites de Ribaldos n’étaient pas pour lui seul. Il rompit avec lui sur quelque mauvais prétexte, et lui défendit sa maison.

Cosi-Sancta en fut très-fâchée, et n’osa le dire ; et Ribaldos, devenu plus amoureux par les difficultés, passa tout son temps à épier les moments de la voir. Il se déguisa en moine, en revendeuse à la toilette, en joueur de marionnettes ; mais il n’en fit point assez pour triompher de sa maîtresse, et il en fit trop pour n’être pas reconnu par le mari. Si Cosi-Sancta avait été d’accord avec son amant, ils auraient si bien pris leurs mesures que le mari n’aurait rien pu soupçonner ; mais, comme elle combattait son goût et qu’elle n’avait rien à se reprocher, elle sauvait tout, hors les apparences ; et son mari la croyait très-coupable.

Le petit bonhomme, qui était très-colère, et qui s’imaginait que son honneur dépendait de la fidélité de sa femme, l’outragea cruellement, et la punit de ce qu’on la trouvait belle. Elle se trouva dans la plus horrible situation où une femme puisse être : accusée injustement, et maltraitée par un mari à qui elle était fidèle, et déchirée par une passion violente qu’elle cherchait à surmonter.

Elle crut que, si son amant cessait ses poursuites, son mari pourrait cesser ses injustices, et qu’elle serait assez heureuse pour se guérir d’un amour que rien ne nourrirait plus. Dans cette vue, elle se hasarda d’écrire cette lettre à Ribaldos :

« Si vous avez de la vertu, cessez de me rendre malheureuse : vous m’aimez, et votre amour m’expose aux soupçons et aux violences d’un maître que je me suis donné pour le reste de ma vie. Plût au ciel que ce fût encore le seul risque que j’eusse à courir ! Par pitié pour moi, cessez vos poursuites ; je vous en conjure par cet amour même qui fait votre malheur et le mien, et qui ne peut jamais vous rendre heureux. »

La pauvre Cosi-Sancta n’avait pas prévu qu’une lettre si tendre, quoique si vertueuse, ferait un effet tout contraire à celui qu’elle espérait. Elle enflamma plus que jamais le cœur de son amant, qui résolut d’exposer sa vie pour voir sa maîtresse.

Capito, qui était assez sot pour vouloir être averti de tout, et qui avait de bons espions, fut averti que Ribaldos s’était déguisé en frère carme quêteur pour demander la charité à sa femme. Il se crut perdu : il imagina que l’habit d’un carme était bien plus