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suis bien vieux, j’ai étudié toute ma vie : mais je vois là une foule d’incompatibilités que je ne puis concilier. Je ne saurais expliquer ce qui m’est arrivé à moi-même, ni les grandes choses que j’ai faites autrefois, ni celles dont j’ai été témoin. Tout bien pesé, je commence à soupçonner que ce monde-ci subsiste de contradictions : Rerum concordia discors ; comme disait autrefois mon maître Zoroastre en sa langue[1]. »

Tandis qu’il était plongé dans cette métaphysique obscure, comme l’est toute métaphysique, un batelier, en chantant une chanson à boire, amarra un petit bateau près de la rive. On en vit sortir trois graves personnages à demi vêtus de lambeaux crasseux et déchirés, mais conservant sous ces livrées de la pauvreté l’air le plus majestueux et le plus auguste. C’étaient Daniel, Ézéchiel, et Jérémie.


CHAPITRE VI.
COMMENT MAMBRÈS RENCONTRA TROIS PROPHÈTES, ET LEUR DONNA UN BON DÎNER.


Ces trois grands hommes, qui avaient la lumière prophétique sur le visage, reconnurent le sage Mambrès pour un de leurs confrères, à quelques traits de cette même lumière qui lui restaient encore, et se prosternèrent devant son palanquin. Mambrès les reconnut aussi pour prophètes encore plus à leurs habits qu’aux traits de feu qui partaient de leurs têtes augustes. Il se douta bien qu’ils venaient savoir des nouvelles du taureau blanc ; et, usant de sa prudence ordinaire, il descendit de sa voiture, et avança quelques pas au-devant d’eux avec une politesse mêlée de dignité. Il les releva, fit dresser des tentes et apprêter un dîner dont il jugea que les trois prophètes avaient grand besoin.

Il fit inviter la vieille, qui n’était encore qu’à cinq cents pas. Elle se rendit à l’invitation, et arriva menant toujours le taureau blanc en laisse.

On servit deux potages, l’un de bisque, l’autre à la reine ; les entrées furent une tourte de langues de carpes, des foies de lottes et de brochets, des poulets aux pistaches, des innocents aux truffes et aux olives, deux dindonneaux au coulis d’écrevisse, de mousserons et de morilles, et un chipolata. Le rôti fut composé de faisandeaux, de perdreaux, de gelinottes, de cailles

  1. Horace, I, épitre xii, vers 19.