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les cœurs et de toutes les bourses. Si l’autre empereur qui demeure sur un grand fleuve osait seulement dire un mot, alors nous soulèverions contre lui tous les habitants des rives du grand fleuve, qui sont pour la plupart de gros corps sans esprit, et nous armerions contre lui les autres rois, qui partageraient avec nous[1] ses dépouilles. »

Te voilà au fait, divin Shastasid, de l’esprit de Roume. Le pape est en grand ce que le dalaï-lama, est en petit : s’il n’est pas immortel comme le lama, il est tout-puissant pendant sa vie, ce qui vaut bien mieux. Si quelquefois on lui résiste, si on le dépose, si on lui donne des soufflets, ou si même on le tue[2] entre les bras de sa maîtresse, comme il est arrivé quelquefois, ces inconvénients n’attaquent jamais son divin caractère. On peut lui donner cent coups d’étrivières ; mais il faut toujours croire tout ce qu’il dit. Le pape meurt ; la papauté est immortelle. Il y a eu trois ou quatre vice-dieu à la fois qui disputaient cette place. Alors la divinité était partagée entre eux : chacun en avait sa part ; chacun était infaillible dans sa part.

J’ai demandé à monsignor par quel art sa cour est parvenue à gouverner toutes les autres cours. « Il faut peu d’art, me dit-il, aux gens d’esprit pour conduire les sots. » J’ai voulu savoir si on ne s’était jamais révolté contre les décisions du vice-dieu. Il m’a avoué qu’il y avait eu des hommes assez téméraires pour lever les yeux ; mais qu’on les leur avait crevés aussitôt, ou qu’on avait exterminé ces misérables, et que ces révoltes n’avaient jamais servi jusqu’à présent qu’à mieux affermir l’infaillibilité sur le trône de la vérité.

On vient enfin de nommer un nouveau vice-dieu. Les cloches sonnent, on frappe les tambours, les trompettes éclatent, le canon tire, cent mille voix lui répondent. Je t’informerai de tout ce que j’aurai vu.

  1. Toutes les éditions du vivant de l’auteur, et les éditions de Kehl, portent avec lui. La correction avec nous a été proposée par M. Decroix, dans un errata manuscrit. (B.)
  2. Jean VIII, assassiné à coups de marteau par un mari jaloux ;

    Jean X, amant de Théodora, étranglé dans son lit ;

    Étienne VIII, enfermé au château qu’on appelle aujourd’hui Saint-Auge ;

    Étienne IX, sabré au visage par les Romains ;

    Jean XII, déposé par l’empereur Othon Ier, assassiné chez une de ses maîtresses ;

    Benoît V, exilé par l’empereur Othon Ier ;

    Benoît VII, étranglé par le bâtard de Jean X ;

    Benoît IX, qui acheta le pontificat, lui troisième, et revendit sa part, etc. Ils étaient tous infaillibles. (Note de Voltaire.)