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On nous a donné, pour nous conduire, des charrettes attelées par des bœufs. Il faut que ces bœufs viennent de loin, car la terre à droite et à gauche n’est point cultivée : ce ne sont que des marais infects, des bruyères, des landes stériles. Nous n’avons vu dans le chemin que des gens couverts de la moitié d’un manteau, sans chemise, qui nous demandaient l’aumône fièrement. Ils ne se nourrissent, nous a-t-on dit, que de petits pains très-plats qu’on leur donne gratis le matin, et ne s’abreuvent que d’eau bénite.

Sans ces troupes de gueux qui font cinq ou six mille pas pour obtenir, par leurs lamentations, la trentième partie d’une roupie, ce canton serait un désert affreux. On nous avertit même que quiconque y passe la nuit est en danger de mort. Apparemment que Dieu est fâché contre son vicaire, puisqu’il lui a donné un pays qui est le cloaque de la nature. J’apprends que cette contrée a été autrefois très-belle et très-fertile, et qu’elle n’est devenue si misérable que depuis le temps où ces vicaires s’en sont mis en possession.

Je t’écris, sage Shastasid, sur ma charrette, pour me désennuyer. Adaté est bien étonnée. Je t’écrirai dès que je serai dans Roume.


ONZIÈME LETTRE
D’AMABED.


Nous y voilà, nous y sommes, dans cette ville de Roume. Nous arrivâmes hier en plein jour, le trois du mois de la brebis, qu’on dit ici le 15 mars 1513. Nous avons d’abord éprouvé tout le contraire de ce que nous attendions.

À peine étions-nous à la porte dite de Saint-Pancrace[1], que nous avons vu deux troupes de spectres, dont l’une est vêtue comme notre aumônier, et l’autre comme le P. Fa tutto. Elles avaient chacune une bannière à leur tête, et un grand bâton sur lequel était sculpté un homme tout nu, dans la même attitude que celui de Goa. Elles marchaient deux à deux, et chantaient un air à faire bâiller toute une province. Quand cette procession fut parvenue à notre charrette, une troupe cria : « C’est saint Fa tutto ! » l’autre : « C’est saint Fa molto ! » On baisa leurs robes, le peuple se mit à genoux. « Combien avez-vous converti d’Indiens, mon

  1. C’était autrefois la porte du Janicule ; voyez comme la nouvelle Rome l’emporte sur l’ancienne. (Note de Voltaire.)