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moi : il m’a embrassée. J’ai cru d’abord que c’était une caresse innocente, un témoignage chaste de ses bontés pour moi ; mais, dans le même instant, écartant ma couverture, dépouillant sa simarre, se jetant sur moi comme un oiseau de proie sur une colombe, me pressant du poids de son corps, ôtant de ses bras nerveux tout mouvement à mes faibles bras, arrêtant sur mes lèvres ma voix plaintive par des baisers criminels, enflammé, invincible, inexorable… quel moment ! et pourquoi ne suis-je pas morte !

Déra, presque nue, est venue à mon secours ; mais lorsque rien ne pouvait plus me secourir qu’un coup de tonnerre : ô Providence de Birma ! il n’a point tonné, et le détestable Fa tutto a fait pleuvoir dans mon sein la brûlante rosée de son crime. Non, Drugha[1] elle-même, avec ses dix bras célestes, n’aurait pu déranger ce Mosasor[2] indomptable.

Ma chère Déra le tirait de toutes ses forces ; mais figurez-vous un passereau qui becquèterait le bout des plumes d’un vautour acharné sur une tourterelle : c’est l’image du P. Fa tutto, de Déra, et de la pauvre Adaté.

Pour se venger des importunités de Déra, il la saisit elle-même, la renverse d’une main en me retenant de l’autre ; il la traite comme il m’a traitée, sans miséricorde ; ensuite il sort fièrement comme un maître qui a châtié deux esclaves, et nous dit : « Sachez que je vous punirai ainsi toutes deux quand vous ferez les mutines. »

Nous sommes restées, Déra et moi, un quart d’heure sans oser dire un mot, sans oser nous regarder. Enfin Déra s’est écriée : « Ah ! ma chère maîtresse, quel homme ! tous les gens de son espèce sont-ils aussi cruels que lui ? »

Pour moi, je ne pensais qu’au malheureux Amabed. On m’a promis de me le rendre, et on ne me le rend point. Me tuer, c’était l’abandonner ; ainsi je ne me suis pas tuée.

Je ne m’étais nourrie depuis un jour que de ma douleur. On ne nous a point apporté à manger à l’heure accoutumée. Déra s’en étonnait, et s’en plaignait. Il me paraissait bien honteux de manger après ce qui nous était arrivé : cependant nous avions un appétit dévorant ; rien ne venait, et après nous être pâmées de douleur nous nous évanouissions de faim.

  1. Voyez la note 2 de la page 436.
  2. Ce Mosasor est l’un des principaux anges rebelles qui combattirent contre l’Éternel, comme le rapporte l’Autorashasta, le plus ancien livre des brachmanes ; et c’est là probablement l’origine de la guerre des Titans et de toutes les fables imaginées depuis sur ce modèle. (Note de Voltaire.)