Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/469

Cette page a été validée par deux contributeurs.

et ayant sur la poitrine quatre petites bandes rouges croisées. Ils m’ont prise par les mains, toujours sans me rien dire, et m’ont menée dans une chambre où il y avait pour tous meubles une grande table, cinq chaises, et un grand tableau qui représentait un homme tout nu, les bras étendus et les pieds joints.

Aussitôt entrent cinq personnages vêtus de robes noires avec une chemise par-dessus leur robe, et deux longs pendants d’étoffe bigarrée par-dessus leur chemise. Je suis tombée à terre de frayeur ; mais quelle a été ma surprise ! J’ai vu le P. Fa tutto parmi ces cinq fantômes. Je l’ai vu, il a rougi ; mais il m’a regardée d’un air de douceur et de compassion qui m’a un peu rassurée pour un moment. « Ah ! P. Fa tutto, ai-je dit, où suis-je ? Qu’est devenu Amabed ? dans quel gouffre m’avez-vous jetée ? On dit qu’il y a des nations qui se nourrissent de sang humain : va-t-on nous tuer ? va-t-on nous dévorer ? » Il ne m’a répondu qu’en levant les yeux et les mains au ciel ; mais avec une attitude si douloureuse et si tendre que je ne savais plus que penser.

Le président de ce conseil de muets a enfin délié sa langue, et m’a adressé la parole ; il m’a dit ces mots : « Est-il vrai que vous avez été baptisée ? » J’étais si abîmée dans mon étonnement et dans ma douleur que d’abord je n’ai pu répondre. Il a recommencé la même question d’une voix terrible. Mon sang s’est glacé, et ma langue s’est attaché à mon palais. Il a répété les mêmes mots pour la troisième fois, et à la fin j’ai dit : « Oui ; » car il ne faut jamais mentir. J’ai été baptisée dans le Gange comme tous les fidèles enfants de Brama le sont, comme tu le fus, divin Shastasid, comme l’a été mon cher et malheureux Amabed. Oui, je suis baptisée, c’est ma consolation, c’est ma gloire. Je l’ai avoué devant ces spectres.

À peine cette parole oui, symbole de la vérité, est sortie de ma bouche, qu’un des cinq monstres noirs et blancs s’est écrié : Apostata ! les autres ont répété : Apostata ! Je ne sais ce que ce mot veut dire ; mais ils l’ont prononcé d’un ton si lugubre et si épouvantable que mes trois doigts sont en convulsion en te l’écrivant.

Alors le P. Fa tutto, prenant la parole et me regardant toujours avec des yeux bénins, les a assurés que j’avais dans le fond de bons sentiments, qu’il répondait de moi, que la grâce opérerait, qu’il se chargeait de ma conscience ; et il a fini son discours, auquel je ne comprenais rien, par ces paroles : Io la converterò. Cela signifie en italien, autant que j’en puis juger : Je la retournerai.