Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/465

Cette page a été validée par deux contributeurs.

trois dates qui se contrarient ? » Il m’a répondu que ces trois dates se trouvent dans le même livre, et qu’on est obligé chez eux de croire les contradictions pour humilier la superbe de l’esprit.

Ce même livre traite d’un premier homme qui s’appelait Adam, d’un Caïn, d’un Mathusalem, d’un Noé qui planta des vignes après que l’océan eut submergé tout le globe ; enfin d’une infinité de choses dont je n’ai jamais entendu parler, et que je n’ai lues dans aucun de nos livres. Nous en avons ri, la belle Adaté et moi, en l’absence du P. Fa tutto : car nous sommes trop bien élevés et trop pénétrés de tes maximes pour rire des gens en leur présence.

Je plains ces malheureux d’Europe, qui n’ont été créés que depuis 6940 ans tout au plus, tandis que notre ère est de 115652 années. Je les plains davantage de manquer de poivre, de cannelle, de girofle, de thé, de café, de soie, de coton, de vernis, d’encens, d’aromates, et de tout ce qui peut rendre la vie agréable : il faut que la Providence les ait longtemps oubliés ; mais je les plains encore plus de venir de si loin, parmi tant de périls, ravir nos denrées, les armes à la main. On dit qu’ils ont commis à Calicut des cruautés épouvantables pour du poivre : cela fait frémir la nature indienne, qui est en tout différente de la leur, car leurs poitrines et leurs cuisses sont velues. Ils portent de longues barbes, leurs estomacs sont carnassiers. Ils s’enivrent avec le jus fermenté de la vigne, plantée, disent-ils, par leur Noé. Le P. Fa tutto lui-même, tout poli qu’il est, a égorgé deux petits poulets ; il les a fait cuire dans une chaudière, et il les a mangés impitoyablement. Cette action barbare lui a attiré la haine de tout le voisinage, que nous n’avons apaisé qu’avec peine. Dieu me pardonne ! je crois que cet étranger aurait mangé nos vaches sacrées, qui nous donnent du lait, si on l’avait laissé faire. Il a bien promis qu’il ne commettrait plus de meurtres envers les poulets, et qu’il se contenterait d’œufs frais, de laitage, de riz, de nos excellents légumes, de pistaches, de dattes, de cocos, de gâteaux, d’amandes, de biscuits, d’ananas, d’oranges, et de tout ce que produit notre climat bénit de l’Éternel.

Depuis quelques jours, il paraît plus attentif auprès de Charme des yeux. Il a même fait pour elle deux vers italiens qui finissent en o. Cette politesse me plaît beaucoup, car tu sais que mon bonheur est qu’on rende justice à ma chère Adaté.

Adieu. Je me mets à tes pieds, qui t’ont toujours conduit dans la voie droite, et je baise tes mains, qui n’ont jamais écrit que la vérité.