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muphti et un archevêque. Il fit tomber habilement les premiers coups que les disputants se portaient, en détournant la conversation, et en faisant un conte très-agréable qui réjouit également les damnants et les damnés. Enfin, quand ils furent un peu en pointe de vin, il leur fit signer que l’âme de l’empereur Marc-Antonin resterait in statu quo, c’est-à-dire je ne sais où, en attendant un jugement définitif.

Les âmes des docteurs s’en retournèrent dans leurs limbes paisiblement après le souper : tout fut tranquille. Cet accommodement fit un très-grand honneur à l’homme aux quarante écus ; et toutes les fois qu’il s’élevait une dispute bien acariâtre, bien virulente entre des gens lettrés ou non lettrés, on disait aux deux partis : « Messieurs, allez souper chez M. André. »

Je connais deux factions acharnées[1] qui, faute d’avoir été souper chez M. André, se sont attiré de grands malheurs.


XIII. — SCÉLÉRAT CHASSÉ.


La réputation qu’avait acquise M. André d’apaiser les querelles en donnant de bons soupers lui attira, la semaine passée, une singulière visite. Un homme noir, assez mal mis, le dos voûté, la tête penchée sur une épaule, l’œil hagard, les mains fort sales, vint le conjurer de lui donner à souper avec ses ennemis.

« Quels sont vos ennemis, lui dit M. André, et qui êtes-vous ?

— Hélas ! dit-il, j’avoue, monsieur, qu’on me prend pour un de ces maroufles qui font des libelles pour gagner du pain, et qui crient : Dieu, Dieu, Dieu, religion, religion, pour attraper quelque petit bénéfice. On m’accuse d’avoir calomnié les citoyens les plus véritablement religieux, les plus sincères adorateurs de la Divinité, les plus honnêtes gens du royaume. Il est vrai, monsieur, que, dans la chaleur de la composition, il échappe souvent aux gens de mon métier de petites inadvertances qu’on prend pour des erreurs grossières, des écarts que l’on qualifie de mensonges impudents. Notre zèle est regardé comme un mélange affreux de friponnerie et de fanatisme. On assure que, tandis que nous surprenons la bonne foi de quelques vieilles imbéciles, nous sommes le mépris et l’exécration de tous les honnêtes gens qui savent lire.

« Mes ennemis sont les principaux membres des plus illustres académies de l’Europe, des écrivains honorés, des citoyens bienfaisants. Je viens de mettre en lumière un ouvrage que j’ai inti-

  1. Les jésuites et les jansénistes.