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ce qu’il lui en a coûté pour faire croître cette gerbe. Que lui reste-t-il, pour lui et pour sa famille ? Les pleurs, la disette, le découragement, le désespoir ; et il meurt de fatigue et de misère. Si le curé était payé par la province, il serait la consolation de ses paroissiens, au lieu d’être regardé par eux comme leur ennemi. »

Ce digne homme s’attendrissait en prononçant ces paroles ; il aimait sa patrie, et était idolâtre du bien public. Il s’écriait quelquefois : « Quelle nation que la française, si on voulait ! »

Nous allâmes voir son fils, à qui sa mère, bien propre et bien lavée, présentait un gros téton blanc. L’enfant était fort joli. « Hélas ! dit le père, te voilà donc, et tu n’as que vingt-trois ans de vie, et quarante écus à prétendre ! »


X. — DES PROPORTIONS.


Le produit des extrêmes est égal au produit des moyens ; mais deux sacs de blé volés ne sont pas à ceux qui les ont pris comme la perte de leur vie l’est à l’intérêt de la personne volée.

Le prieur de D***, à qui deux de ses domestiques de campagne avaient dérobé deux setiers de blé, vient de faire pendre les deux délinquants. Cette exécution lui a plus coûté que toute sa récolte ne lui a valu, et, depuis ce temps, il ne trouve plus de valets.

Si les lois avaient ordonné que ceux qui voleraient le blé de leur maître laboureraient son champ toute leur vie, les fers aux pieds et une sonnette au cou, attachée à un carcan, ce prieur aurait beaucoup gagné.

Il faut effrayer le crime : oui, sans doute ; mais le travail forcé et la honte durable l’intimident plus que la potence.

Il y a quelques mois qu’à Londres un malfaiteur fut condamné à être transporté en Amérique pour y travailler aux sucreries avec les nègres. Tous les criminels en Angleterre, comme en bien d’autres pays, sont reçus à présenter requête au roi, soit pour obtenir grâce entière, soit pour diminution de peine. Celui-ci présenta requête pour être pendu : il alléguait qu’il haïssait mortellement le travail, et qu’il aimait mieux être étranglé une minute que de faire du sucre toute sa vie.

D’autres peuvent penser autrement, chacun a son goût ; mais on a déjà dit[1], et il faut répéter, qu’un pendu n’est bon à rien, et que les supplices doivent être utiles.

  1. Voyez tome XIX, page 626 ; tome XX, page 456 ; et dans les Mélanges, année 1766, le paragraphe x du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines.