Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/37

Cette page a été validée par deux contributeurs.
11
VISION DE BABOUC.

comédies ; un troisième demanda l’extinction de l’Académie, parce qu’il n’avait jamais pu parvenir à y être admis. Le repas fini, chacun d’eux s’en alla seul, car il n’y avait pas dans toute la troupe deux hommes qui pussent se souffrir, ni même se parler ailleurs que chez les riches qui les invitaient à leur table. Babouc jugea qu’il n’y aurait pas grand mal quand cette vermine périrait dans la destruction générale.


IX. Dès qu’il se fut défait d’eux, il se mit à lire quelques livres nouveaux. Il y reconnut l’esprit de ses convives. Il vit surtout avec indignation ces gazettes de la médisance, ces archives du mauvais goût, que l’envie, la bassesse et la faim ont dictées ; ces lâches satires où l’on ménage le vautour et où l’on déchire la colombe ; ces romans dénués d’imagination, où l’on voit tant de portraits de femmes que l’auteur ne connaît pas.

Il jeta au feu tous ces détestables écrits, et sortit pour aller le soir à la promenade. On le présenta à un vieux lettré qui n’était point venu grossir le nombre de ses parasites. Ce lettré fuyait toujours la foule, connaissait les hommes, en faisait usage, et se communiquait avec discrétion. Babouc lui parla avec douleur de ce qu’il avait lu et de ce qu’il avait vu.

« Vous avez lu des choses bien méprisables, lui dit le sage lettré ; mais dans tous les temps, et dans tous les pays, et dans tous les genres, le mauvais fourmille, et le bon est rare. Vous avez reçu chez vous le rebut de la pédanterie, parce que, dans toutes les professions, ce qu’il y a de plus indigne de paraître est toujours ce qui se présente avec le plus d’impudence. Les véritables sages vivent entre eux retirés et tranquilles ; il y a encore parmi nous des hommes et des livres dignes de votre attention. » Dans le temps qu’il parlait ainsi, un autre lettré les joignit ; leurs discours furent si agréables et si instructifs, si élevés au-dessus des préjugés et si conformes à la vertu, que Babouc avoua n’avoir jamais rien entendu de pareil. « Voilà des hommes, disait-il tout bas, à qui l’ange Ituriel n’osera toucher, ou il sera bien impitoyable. »

Raccommodé avec les lettrés, il était toujours en colère contre le reste de la nation. « Vous êtes étranger, lui dit l’homme judicieux qui lui parlait ; les abus se présentent à vos yeux en foule, et le bien, qui est caché et qui résulte quelquefois de ces abus mêmes, vous échappe. »[1] Alors il apprit que parmi les lettrés il

  1. Ce texte est de 1756. Dans les éditions de 1748 et 1750, on lit :

    « … vous échappe. Alors ils le menèrent chez le principal mage, qu’on appe-