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je vous écris cependant comme d’égal à égal, sans affecter l’orgueil des grandes fortunes.

J’ai lu l’histoire de votre désastre et de la justice que M. le contrôleur général vous a rendue ; je vous en fais mon compliment ; mais par malheur je viens de lire le Financier citoyen[1], malgré la répugnance que m’avait inspirée le titre, qui paraît contradictoire à bien des gens. Ce citoyen vous ôte vingt francs de vos rentes, et à moi soixante : il n’accorde que cent francs à chaque individu sur la totalité des habitants ; mais, en récompense, un homme non moins illustre enfle nos rentes jusqu’à cent cinquante livres ; je vois que votre géomètre a pris un juste milieu. Il n’est point de ces magnifiques seigneurs qui d’un trait de plume peuplent Paris d’un million d’habitants, et vous font rouler quinze cents millions d’espèces sonnantes dans le royaume, après tout ce que nous en avons perdu dans nos guerres dernières[2].

Comme vous êtes grand lecteur, je vous prêterai le Financier citoyen ; mais n’allez pas le croire en tout : il cite le testament du grand ministre Colbert, et il ne sait pas que c’est une rapsodie ridicule faite par un Gatien de Courtilz ; il cite la Dîme du maréchal de Vauban, et il ne sait pas qu’elle est d’un Bois-Guillebert[3] ; il cite le testament du cardinal de Richelieu, et il ne sait pas qu’il est de l’abbé de Bourzéis. Il suppose que ce cardinal assure que quand la viande enchérit, on donne une paye plus forte au soldat. Cependant la viande enchérit beaucoup sous son ministère, et la paye du soldat n’augmenta point : ce qui prouve, indépendamment de cent autres preuves, que ce livre reconnu pour supposé dès qu’il parut, et ensuite attribué au cardinal même, ne lui

  1. Ouvrage de Navau, publié en 1757, deux volumes in-12.
  2. Il s’en faut beaucoup que ces évaluations puissent être précises, et ceux qui les ont faites se sont bien gardés de prendre toute la peine nécessaire pour parvenir au degré de précision qu’on pourrait atteindre. Ce qu’il est important de savoir, c’est qu’un État qui a deux millions d’habitants et celui qui en a vingt, le pays dont le territoire est fertile et celui où le sol est ingrat, celui qui a un excédant de subsistance et celui qui est obligé d’en réparer le défaut par le commerce, etc., doivent avoir les mêmes lois d’administration. C’est une des plus grandes vérités que les écrivains économistes français aient annoncées, et une de celles qu’ils ont le mieux établies. (K.)
  3. Bois-Guillebert fit imprimer le Détail de la France, 1695, 1696, 1699, in-12 ; 1707, deux volumes in-12. Cette dernière édition a été reproduite par l’auteur sous le titre : Testament politique de M. de Vauban ; ce qui a induit Voltaire en erreur. Le Projet de dixme royale, 1707, in-4o et in-12, est de Vauban. Bois-Guillebert avait laissé en manuscrit une critique du Projet de dixme royale. (B.)