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LE GÉOMÈTRE.

L’injustice de cette administration est aussi évidente que son calcul est erroné. Il faut que l’industrie soit favorisée ; mais il faut que l’industrie opulente secoure l’État. Cette industrie vous a certainement ôté une partie de vos cent vingt livres, et se les est appropriées en vous vendant vos chemises et votre habit vingt fois plus cher qu’ils ne vous auraient coûté si vous les aviez faits vous-même. Le manufacturier, qui s’est enrichi à vos dépens, a, je l’avoue, donné un salaire à ses ouvriers, qui n’avaient rien par eux-mêmes ; mais il a retenu pour lui, chaque année, une somme qui lui a valu enfin trente mille livres de rente : il a donc acquis cette fortune à vos dépens ; vous ne pourrez jamais lui vendre vos denrées assez cher pour vous rembourser de ce qu’il a gagné sur vous ; car, si vous tentiez ce surhaussement, il en ferait venir de l’étranger à meilleur prix. Une preuve que cela est ainsi, c’est qu’il reste toujours possesseur de ses trente mille livres de rente, et vous restez avec vos cent vingt livres, qui diminuent souvent, bien loin d’augmenter.

Il est donc nécessaire et équitable que l’industrie raffinée du négociant paye plus que l’industrie grossière du laboureur. Il en est de même des receveurs des deniers publics. Votre taxe avait été jusqu’ici de douze francs avant que nos grands ministres vous eussent pris vingt écus. Sur ces douze francs, le publicain retenait dix sols pour lui. Si dans votre province il y a cinq cent mille âmes, il aura gagné deux cent cinquante mille francs par an. Qu’il en dépense cinquante, il est clair qu’au bout de dix ans il aura deux millions de bien. Il est très-juste qu’il contribue à proportion, sans quoi tout serait perverti et bouleversé[1].

  1. Voici deux nouvelles objections contre l’idée de réduire tous les impôts à un seul. Celle des financiers n’est qu’une plaisanterie, puisqu’il n’y aurait plus alors de financiers, mais seulement des hommes chargés, moyennant des appointements modiques, de recevoir les deniers publics. Restent les commerçants, les manufacturiers ; mais il est clair que si les objets de leur commerce et de leur industrie n’étaient plus assujettis à aucun droit, leur profit resterait le même, parce qu’ils vendraient meilleur marché ou achèteraient plus cher les matières premières. Ce ne sont point eux qui payent ces impôts, ce sont ceux qui achètent d’eux ou qui leur vendent ; et ils continueraient de les payer sous une autre forme. Si c’est au contraire un impôt personnel, une capitation dont on les délivre, il fallait déduire cet impôt, cette capitation, de l’intérêt qu’ils tiraient de leurs fonds : ainsi supposons cet intérêt de dix pour cent et cet impôt d’un dixième, ils ne retiraient donc réellement que neuf pour cent ; et, cet impôt supprimé, la concurrence les obligera bientôt à borner le même intérêt à ces neuf pour cent auxquels elle les avait déjà bornés. Il en est de même de ceux qui vivent de leurs salaires : si vous leur ôtez les impôts personnels, si vous ôtez des droits qui augmentaient pour eux le prix de certaines denrées, leurs salaires baisseront à proportion. (K.)