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L’INGÉNU.

ques voisins, rappelaient à la vie le jeune homme retombé en défaillance.

« J’ai fait votre malheur, lui dit le sous-ministre ; j’emploierai ma vie à le réparer. » La première idée qui vint à l’Ingénu fut de le tuer, et de se tuer lui-même après. Rien n’était plus à sa place ; mais il était sans armes et veillé de près. Saint-Pouange ne se rebuta point des refus accompagnés du reproche, du mépris, et de l’horreur qu’il avait mérités, et qu’on lui prodigua. Le temps adoucit tout. Mons de Louvois vint enfin à bout de faire un excellent officier de l’Ingénu, qui a paru sous un autre nom à Paris et dans les armées, avec l’approbation de tous les honnêtes gens, et qui a été à la fois un guerrier et un philosophe intrépide.

Il ne parlait jamais de cette aventure sans gémir ; et cependant sa consolation était d’en parler. Il chérit la mémoire de la tendre Saint-Yves jusqu’au dernier moment de sa vie. L’abbé de Saint-Yves et le prieur eurent chacun un bon bénéfice ; la bonne Kerkabon aima mieux voir son neveu dans les honneurs militaires que dans le sous-diaconat. La dévote de Versailles garda les boucles de diamants, et reçut encore un beau présent. Le P. Tout-à-tous eut des boîtes de chocolat, de café, de sucre candi, de citrons confits, avec les Méditations du révérend P. Croiset, et la Fleur des saints[1], reliées en maroquin. Le bon Gordon vécut avec l’Ingénu jusqu’à sa mort dans la plus intime amitié ; il eut un bénéfice aussi, et oublia pour jamais la grâce efficace et le concours concomitant. Il prit pour sa devise : Malheur est bon à quelque chose. Combien d’honnêtes gens dans le monde ont pu dire : Malheur n’est bon à rien !

FIN DE L’INGÉNU.
  1. Du jésuite Ribadeneira. Voyez, tome X, une note du Russe à Paris et une du Marseillais et le Lion, et tome XVIII, page 491.