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CHAPITRE XX.

Au milieu de ce spectacle de la mort, tandis que le corps est exposé à la porte de la maison, que deux prêtres à côté d’un bénitier récitent des prières d’un air distrait, que des passants jettent quelques gouttes d’eau bénite sur la bière par oisiveté, que d’autres poursuivent leur chemin avec indifférence, que les parents pleurent, et qu’un amant est prêt de s’arracher la vie, le Saint-Pouange arrive avec l’amie de Versailles.

Son goût passager, n’ayant été satisfait qu’une fois, était devenu de l’amour. Le refus de ses bienfaits l’avait piqué. Le P. de La Chaise n’aurait jamais pensé à venir dans cette maison ; mais Saint-Pouange ayant tous les jours devant les yeux l’image de la belle Saint-Yves, brûlant d’assouvir une passion qui par une seule jouissance avait enfoncé dans son cœur l’aiguillon des désirs, ne balança pas à venir lui-même chercher celle qu’il n’aurait pas peut-être voulu revoir trois fois si elle était venue d’elle-même.

Il descend de carrosse : le premier objet qui se présente à lui est une bière : il détourne les yeux avec ce simple dégoût d’un homme nourri dans les plaisirs, qui pense qu’on doit lui épargner tout spectacle qui pourrait le ramener à la contemplation de la misère humaine. Il veut monter. La femme de Versailles demande par curiosité qui on va enterrer ; on prononce le nom de Mlle  de Saint-Yves. À ce nom, elle pâlit et pousse[1] un cri affreux : Saint-Pouange se retourne ; la surprise et la douleur remplissent son âme. Le bon Gordon était là, les yeux remplis de larmes. Il interrompt ses tristes prières pour apprendre à l’homme de cour toute cette horrible catastrophe. Il lui parle avec cet empire que donnent la douleur et la vertu. Saint-Pouange n’était point né méchant ; le torrent des affaires et des amusements avait emporté son âme qui ne se connaissait pas encore. Il ne touchait point à la vieillesse, qui endurcit d’ordinaire le cœur des ministres ; il écoutait Gordon, les yeux baissés, et il en essuyait quelques pleurs qu’il était étonné de répandre : il connut le repentir.

« Je veux voir absolument, dit-il, cet homme extraordinaire dont vous m’avez parlé ; il m’attendrit presque autant que cette innocente victime dont j’ai causé la mort. » Gordon le suit jusqu’à la chambre où le prieur, la Kerkabon, l’abbé de Saint-Yves et quel-

  1. Toutes les éditions, depuis 1767 jusques et compris les éditions de Kehl, et quelques-unes de celles qui les ont suivies, portent poussa. C’est un erratum manuscrit de feu Decroix, qui a proposé de mettre pousse. (B.)