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VISION DE BABOUC.


paient les yeux par leur beauté ; des places où semblaient respirer en bronze les meilleurs rois[1] qui avaient gouverné la Perse ; d’autres places où il entendait le peuple s’écrier : « Quand verrons-nous ici le maître que nous chérissons ? » Il admira les ponts magnifiques élevés sur le fleuve, les quais superbes et commodes, les palais bâtis à droite et à gauche, une maison immense[2] où des milliers de vieux soldats blessés et vainqueurs rendaient chaque jour grâces au Dieu des armées. Il entra enfin chez la dame, qui l’attendait à dîner avec une compagnie d’honnêtes gens. La maison était propre et ornée, le repas délicieux, la dame jeune, belle, spirituelle, engageante, la compagnie digne d’elle ; et Babouc disait en lui-même à tout moment : « L’ange Ituriel se moque du monde de vouloir détruire une ville si charmante. »


IV. Cependant il s’aperçut que la dame, qui avait commencé par lui demander tendrement des nouvelles de son mari, parlait plus tendrement encore, sur la fin du repas, à un jeune mage. Il vit un magistrat qui, en présence de sa femme, pressait avec vivacité une veuve ; et cette veuve indulgente[3] avait une main passée autour du cou du magistrat, tandis qu’elle tendait l’autre à un jeune citoyen très-beau et très-modeste. La femme du magistrat se leva de table la première pour aller entretenir dans un cabinet voisin son directeur, qui arrivait trop tard et qu’on avait attendu à dîner ; et le directeur, homme éloquent, lui parla dans ce cabinet avec tant de véhémence et d’onction que la dame avait, quand elle revint, les yeux humides, les joues enflammées, la démarche mal assurée, la parole tremblante.

Alors Babouc commença à craindre que le génie Ituriel n’eût raison. Le talent qu’il avait d’attirer la confiance le mit dès le

    mal placées sont la fontaine de la rue de Grenelle, faubourg Saint-Germain, et la fontaine des Innocents, qui était alors au coin des rues aux Fers et de Saint-Denis. C’est de 1788 que date la construction de cette dernière fontaine telle qu’elle est aujourd’hui. Voyez, dans le tome XIV, la liste des Artistes célèbres du Siècle de Louis XIV (après l’article Mansard).

  1. Les seuls rois qui eussent des statues étaient Henri IV, Louis XIII, Louis XIV. La statue de Louis XV ne fut érigée que beaucoup plus tard, en 1763 : elle avait été votée, en 1748, par le prévôt des marchands et les échevins de la ville de Paris. (B.)

    Babouc ne daterait-il pas plutôt de 1748 que de 1746 ? Le souhait que Voltaire prête au peuple de Paris nous semble être la confirmation du vote des échevins. (G. A.)

  2. L’Hôtel des Invalides.
  3. L’édition de 1750 porte : « Cette veuve indulgente lorgnait vivement le magistrat, tandis qu’elle tendait la main à un jeune citoyen, etc. » (B.)