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l’ayant jamais connu. Il jura que la Société avait toujours été attachée aux Bas-Bretons. « Mais, dit-il, votre neveu n’aurait-il pas le malheur d’être huguenot ? — Non, assurément, mon révérend père. — Serait-il point janséniste ? — Je puis assurer à Votre Révérence qu’à peine est-il chrétien : il y a environ onze mois que nous l’avons baptisé. — Voilà qui est bien, voilà qui est bien ; nous aurons soin de lui. Votre bénéfice est-il considérable ? — Oh ! fort peu de chose, et mon neveu nous coûte beaucoup. — Y a-t-il quelques jansénistes dans le voisinage ? Prenez bien garde, mon cher monsieur le prieur, ils sont plus dangereux que les huguenots et les athées. — Mon révérend père, nous n’en avons point ; on ne sait ce que c’est que le jansénisme à Notre-Dame de la Montagne. — Tant mieux ; allez, il n’y a rien que je ne fasse pour vous. » Il congédia affectueusement le prieur, et n’y pensa plus.

Le temps s’écoulait, le prieur et la bonne sœur se désespéraient.

Cependant le maudit bailli pressait le mariage de son grand benêt de fils avec la belle Saint-Yves, qu’on avait fait sortir exprès du couvent. Elle aimait toujours son cher filleul autant qu’elle détestait le mari qu’on lui présentait. L’affront d’avoir été mise dans un couvent augmentait sa passion ; l’ordre d’épouser le fils du bailli y mettait le comble. Les regrets, la tendresse, et l’horreur bouleversaient son âme. L’amour, comme on sait, est bien plus ingénieux et plus hardi dans une jeune fille que l’amitié ne l’est dans un vieux prieur et dans une tante de quarante-cinq ans passés. De plus, elle s’était bien formée dans son couvent par les romans qu’elle avait lus à la dérobée.

La belle Saint-Yves se souvenait de la lettre qu’un garde du corps avait écrite en Basse-Bretagne, et dont on avait parlé dans la province. Elle résolut d’aller elle-même prendre des informations à Versailles ; de se jeter aux pieds des ministres, si son mari était en prison, comme on le disait, et d’obtenir justice pour lui. Je ne sais quoi l’avertissait secrètement qu’à la cour on ne refuse rien à une jolie fille ; mais elle ne savait pas ce qu’il en coûtait.

Sa résolution prise, elle est consolée, elle est tranquille, elle ne rebute plus son sot prétendu ; elle accueille le détestable beau-père, caresse son frère, répand l’allégresse dans la maison ; puis, le jour destiné à la cérémonie, elle part secrètement à quatre heures du matin avec ses petits présents de noce, et tout ce qu’elle a pu rassembler. Ses mesures étaient si bien prises qu’elle était déjà à plus de dix lieues lorsqu’on entra dans sa chambre, vers