Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/306

Cette page a été validée par deux contributeurs.

guère entendu le commencement ; j’ai été révolté du milieu ; la dernière scène m’a beaucoup ému, quoiqu’elle me paraisse peu vraisemblable : je ne me suis intéressé pour personne, et je n’ai pas retenu vingt vers, moi qui les retiens tous quand ils me plaisent.

— Cette pièce passe pourtant pour la meilleure que nous ayons.

— Si cela est, répliqua-t-il, elle est peut-être comme bien des gens qui ne méritent pas leurs places. Après tout, c’est ici une affaire de goût ; le mien ne doit pas encore être formé : je peux me tromper ; mais vous savez que je suis assez accoutumé à dire ce que je pense, ou plutôt ce que je sens. Je soupçonne qu’il y a souvent de l’illusion, de la mode, du caprice, dans les jugements des hommes. J’ai parlé d’après la nature ; il se peut que chez moi la nature soit très-imparfaite ; mais il se peut aussi qu’elle soit quelquefois peu consultée par la plupart des hommes. » Alors il récita des vers d’Iphigénie, dont il était plein ; et quoiqu’il ne déclamât pas bien, il y mit tant de vérité et d’onction qu’il fit pleurer le vieux janséniste. Il lut ensuite Cinna ; il ne pleura point, mais il admira.


CHAPITRE XIII.

LA BELLE SAINT-YVES VA À VERSAILLES.


Pendant que notre infortuné s’éclairait plus qu’il ne se consolait ; pendant que son génie, étouffé depuis si longtemps, se déployait avec tant de rapidité et de force ; pendant que la nature, qui se perfectionnait en lui, le vengeait des outrages de la fortune, que devinrent monsieur le prieur et sa bonne sœur, et la belle recluse Saint-Yves ? Le premier mois, on fut inquiet, et au troisième on fut plongé dans la douleur : les fausses conjectures, les bruits mal fondés, alarmèrent ; au bout de six mois, on le crut mort. Enfin M. et Mlle de Kerkabon apprirent, par une ancienne lettre qu’un garde du roi avait écrite en Bretagne, qu’un jeune homme semblable à l’Ingénu était arrivé un soir à Versailles, mais qu’il avait été enlevé pendant la nuit, et que depuis ce temps personne n’en avait entendu parler.

«  Hélas ! dit Mlle de Kerkabon, notre neveu aura fait quelque sottise, et se sera attiré de fâcheuses affaires. Il est jeune, il est Bas-Breton, il ne peut savoir comme on doit se comporter à la cour. Mon cher frère, je n’ai jamais vu Versailles ni Paris ; voici