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héritiers, s’ils en avaient. Les beaux siècles de la république romaine le rendirent quelque temps indifférent pour le reste de la terre. Le spectacle de Rome victorieuse et législatrice des nations occupait son âme entière. Il s’échauffait en contemplant ce peuple qui fut gouverné sept cents ans par l’enthousiasme de la liberté et de la gloire.

Ainsi se passaient les jours, les semaines, les mois ; et il se serait cru heureux dans le séjour du désespoir, s’il n’avait point aimé.

Son bon naturel s’attendrissait encore sur le prieur de Notre-Dame de la Montagne, et sur la sensible Kerkabon. « Que penseront-ils, répétait-il souvent, quand ils n’auront point de mes nouvelles ? Ils me croiront un ingrat. » Cette idée le tourmentait ; il plaignait ceux qui l’aimaient, beaucoup plus qu’il ne se plaignait lui-même.


CHAPITRE XI.

COMMENT L’INGÉNU DÉVELOPPE SON GÉNIE.


La lecture agrandit l’âme, et un ami éclairé la console. Notre captif jouissait de ces deux avantages, qu’il n’avait pas soupçonnés auparavant. « Je serais tenté, dit-il, de croire aux métamorphoses, car j’ai été changé de brute en homme. » Il se forma une bibliothèque choisie d’une partie de son argent dont on lui permettait de disposer. Son ami l’encouragea à mettre par écrit ses réflexions. Voici ce qu’il écrivit sur l’histoire ancienne :

« Je m’imagine que les nations ont été longtemps comme moi, qu’elles ne se sont instruites que fort tard, qu’elles n’ont été occupées pendant des siècles que du moment présent qui coulait, très-peu du passé, et jamais de l’avenir. J’ai parcouru cinq ou six cents lieues du Canada, je n’y ai pas trouvé un seul monument ; personne n’y sait rien de ce qu’a fait son bisaïeul. Ne serait-ce pas là l’état naturel de l’homme ? L’espèce de ce continent-ci me paraît supérieure à celle de l’autre. Elle a augmenté son être depuis plusieurs siècles par les arts et par les connaissances. Est-ce parce qu’elle a de la barbe au menton, et que Dieu a refusé la barbe aux Américains ? Je ne le crois pas : car je vois que les Chinois n’ont presque point de barbe, et qu’ils cultivent les arts depuis plus de cinq mille années. En effet, s’ils ont plus de quatre mille ans d’annales, il faut bien que la nation ait été rassemblée et florissante depuis plus de cinquante siècles.