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CHAPITRE X.

mitié entre Typhon et Osiris, et enfin le péché originel ; et ils couraient l’un et l’autre dans cette nuit profonde, sans jamais se rencontrer. Mais enfin ce roman de l’âme détournait leur vue de la contemplation de leur propre misère, et, par un charme étrange, la foule des calamités répandues sur l’univers diminuait la sensation de leurs peines : ils n’osaient se plaindre quand tout souffrait.

Mais, dans le repos de la nuit, l’image de la belle Saint-Yves effaçait dans l’esprit de son amant toutes les idées de métaphysique et de morale. Il se réveillait les yeux mouillés de larmes ; et le vieux janséniste oubliait sa grâce efficace, et l’abbé de Saint-Cyran, et Jansénius[1], pour consoler un jeune homme qu’il croyait en péché mortel.

Après leurs lectures, après leurs raisonnements, ils parlaient encore de leurs aventures ; et, après en avoir inutilement parlé, ils lisaient ensemble ou séparément. L’esprit du jeune homme se fortifiait de plus en plus. Il serait surtout allé très-loin en mathématiques sans les distractions que lui donnait Mlle  de Saint-Yves.

Il lut des histoires, elles l’attristèrent. Le monde lui parut trop méchant et trop misérable. En effet, l’histoire n’est que le tableau des crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et paisibles disparaît toujours sur ces vastes théâtres. Les personnages ne sont que des ambitieux pervers. Il semble que l’histoire ne plaise que comme la tragédie, qui languit si elle n’est animée par les passions, les forfaits, et les grandes infortunes. Il faut armer Clio du poignard comme Melpomène.

Quoique l’histoire de France soit remplie d’horreurs, ainsi que toutes les autres, cependant elle lui parut si dégoûtante dans ses commencements, si sèche dans son milieu, si petite enfin, même du temps de Henri IV, toujours si dépourvue de grands monuments, si étrangère à ces belles découvertes qui ont illustré d’autres nations, qu’il était obligé de lutter contre l’ennui pour lire tous ces détails de calamités obscures resserrées dans un coin du monde.

Gordon pensait comme lui. Tous deux riaient de pitié quand il était question des souverains de Fezensac[2], de Fesansaguet, et d’Astarac. Cette étude en effet ne serait bonne que pour leurs

  1. Voyez le chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV.
  2. Le comté de Fezensac, ayant sept lieues de longueur sur cinq de largeur ; il avait été, en 1140, réuni au comté d’Armagnac. Le vicomté de Fesansaguet, ou petit Fezensac, fut aussi, en 1404, réuni au comté d’Armagnac. Le comté d’Astarac avait environ treize lieues de longueur et onze de largeur.