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referma les énormes verrous de la porte épaisse, revêtue de larges barres. Les deux captifs restèrent séparés de l’univers entier.


CHAPITRE X.

L’INGÉNU ENFERMÉ À LA BASTILLE AVEC UN JANSÉNISTE.


M. Gordon était un vieillard frais et serein, qui savait deux grandes choses : supporter l’adversité, et consoler les malheureux. Il s’avança d’un air ouvert et compatissant vers son compagnon, et lui dit en l’embrassant : « Qui que vous soyez, qui venez partager mon tombeau, soyez sûr que je m’oublierai toujours moi-même pour adoucir vos tourments dans l’abîme infernal où nous sommes plongés. Adorons la Providence qui nous y a conduits, souffrons en paix, et espérons. » Ces paroles firent sur l’âme de l’Ingénu l’effet des gouttes d’Angleterre[1], qui rappellent un mourant à la vie, et lui font entr’ouvrir des yeux étonnés.

Après les premiers compliments, Gordon, sans le presser de lui apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la douceur de son entretien, et par cet intérêt que prennent deux malheureux l’un à l’autre, le désir d’ouvrir son cœur et de déposer le fardeau qui l’accablait ; mais il ne pouvait deviner le sujet de son malheur ; cela lui paraissait un effet sans cause ; et le bonhomme Gordon était aussi étonné que lui-même.

« Il faut, dit le janséniste au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu’il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu’il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu’il vous a mis ici pour votre salut[2]. — Ma foi, répondit l’Ingénu, je crois que le diable s’est mêlé seul de ma destinée. Mes compatriotes d’Amérique ne m’auraient jamais traité avec la barbarie que j’éprouve : ils n’en ont pas d’idée. On les appelle sauvages ; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinés. Je suis, à la vérité, bien surpris d’être venu d’un autre monde pour être enfermé dans celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre ; mais je fais réflexion au nombre prodigieux d’hommes qui partent d’un hémisphère pour aller se faire tuer dans l’autre, ou qui font naufrage en

  1. Remède chimique qui était en vigueur à la fin du xviie siècle. Son inventeur, Goddard, exerçait la médecine à Londres sous Charles II ; c’est pourquoi ce remède s’appela en France gouttes d’Angleterre (G. A.)
  2. Doctrine janséniste des élus.