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VISION DE BABOUC.

Le lendemain, sur un bruit qui se répandit que la paix allait être conclue, le général persan et le général indien s’empressèrent de donner bataille ; elle fut sanglante. Babouc en vit toutes les fautes et toutes les abominations ; il fut témoin des manœuvres des principaux satrapes, qui firent ce qu’ils purent pour faire battre leur chef. Il vit des officiers tués par leurs propres troupes ; il vit des soldats qui achevaient d’égorger leurs camarades expirants pour leur arracher quelques lambeaux sanglants, déchirés et couverts de fange. Il entra dans les hôpitaux où l’on transportait les blessés, dont la plupart expiraient par la négligence inhumaine de ceux mêmes que le roi de Perse payait chèrement pour les secourir. « Sont-ce là des hommes, s’écria Babouc, ou des bêtes féroces ? Ah ! je vois bien que Persépolis sera détruite. »

Occupé de cette pensée, il passa dans le camp des Indiens : il y fut aussi bien reçu que dans celui des Perses, selon ce qui lui avait été prédit ; mais il y vit tous les mêmes excès qui l’avaient saisi d’horreur. « Oh, oh ! dit-il en lui-même, si l’ange Ituriel veut exterminer les Persans, il faut donc que l’ange des Indes détruise aussi les Indiens. » S’étant ensuite informé plus en détail de ce qui s’était passé dans l’une et l’autre armée, il apprit des actions de générosité, de grandeur d’âme, d’humanité, qui l’étonnèrent et le ravirent. « Inexplicables humains, s’écria-t-il, comment pouvez-vous réunir tant de bassesse et de grandeur, tant de vertus et de crimes ? »

Cependant la paix fut déclarée. Les chefs des deux armées, dont aucun n’avait remporté la victoire, mais qui, pour leur seul intérêt, avaient fait verser le sang de tant d’hommes, leurs semblables, allèrent briguer dans leurs cours des récompenses. On célébra la paix dans des écrits publics qui n’annonçaient que le retour de la vertu et de la félicité sur la terre. « Dieu soit loué ! dit Babouc ; Persépolis sera le séjour de l’innocence épurée ; elle ne sera point détruite comme le voulaient ces vilains génies : courons sans tarder dans cette capitale de l’Asie. »


II. Il arriva dans cette ville immense par l’ancienne entrée, qui était toute barbare, et dont la rusticité dégoûtante offensait les yeux[1]. Toute cette partie de la ville se ressentait du temps où elle avait été bâtie : car, malgré l’opiniâtreté des hommes à louer

  1. Persépolis étant Paris, l’entrée toute barbare est celle du faubourg Saint-Marceau ; voyez le chapitre XXII de Candide.