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CHAPITRE III.

par toutes ses réponses, et que sûrement la nature l’avait beaucoup favorisé, tant du côté paternel que du maternel.

On lui demanda d’abord s’il avait jamais lu quelque livre. Il dit qu’il avait lu Rabelais traduit en anglais, et quelques morceaux de Shakespeare qu’il savait par cœur ; qu’il avait trouvé ces livres chez le capitaine du vaisseau qui l’avait amené de l’Amérique à Plymouth, et qu’il en était fort content. Le bailli ne manqua pas de l’interroger sur ces livres. « Je vous avoue, dit l’Ingénu, que j’ai cru en deviner quelque chose, et que je n’ai pas entendu le reste. »

L’abbé de Saint-Yves, à ce discours, fit réflexion que c’était ainsi que lui-même avait toujours lu, et que la plupart des hommes ne lisaient guère autrement. « Vous avez sans doute lu la Bible ? dit-il au Huron. — Point du tout, monsieur l’abbé ; elle n’était pas parmi les livres de mon capitaine ; je n’en ai jamais entendu parler. — Voilà comme sont ces maudits Anglais, criait Mlle  de Kerkabon ; ils feront plus de cas d’une pièce de Shakespeare, d’un plum-pudding et d’une bouteille de rhum que du Pentateuque. Aussi n’ont-ils jamais converti personne en Amérique. Certainement ils sont maudits de Dieu ; et nous leur prendrons la Jamaïque et la Virginie avant qu’il soit peu de temps. »

Quoi qu’il en soit, on fit venir le plus habile tailleur de Saint-Malo pour habiller l’Ingénu de pied en cap. La compagnie se sépara ; le bailli alla faire ses questions ailleurs. Mlle  de Saint-Yves, en partant, se retourna plusieurs fois pour regarder l’Ingénu ; et il lui fit des révérences plus profondes qu’il n’en avait jamais fait[1] à personne en sa vie.

Le bailli, avant de prendre congé, présenta à Mlle  de Saint-Yves un grand nigaud de fils qui sortait du collège ; mais à peine le regarda-t-elle, tant elle était occupée de la politesse du Huron.


CHAPITRE III.

LE HURON, NOMMÉ L’INGÉNU, CONVERTI.


Monsieur le prieur, voyant qu’il était un peu sur l’âge, et que Dieu lui envoyait un neveu pour sa consolation, se mit en tête qu’il pourrait lui résigner son bénéfice s’il réussissait à le baptiser, et à le faire entrer dans les ordres.

  1. Plusieurs éditions de 1767 portent faites. (B.)