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reprit le Huron, et on m’a confirmé ce nom en Angleterre, parce que je dis toujours naïvement ce que je pense, comme je fais tout ce que je veux.

— Comment, étant né Huron, avez-vous pu, monsieur, venir en Angleterre ? — C’est qu’on m’y a mené ; j’ai été fait, dans un combat, prisonnier par les Anglais, après m’être assez bien défendu ; et les Anglais, qui aiment la bravoure, parce qu’ils sont braves et qu’ils sont aussi honnêtes que nous, m’ayant proposé de me rendre à mes parents ou de venir en Angleterre, j’acceptai le dernier parti, parce que de mon naturel j’aime passionnément à voir du pays.

— Mais, monsieur, dit le bailli avec son ton imposant, comment avez-vous pu abandonner ainsi père et mère ? — C’est que je n’ai jamais connu ni père ni mère », dit l’étranger. La compagnie s’attendrit, et tout le monde répétait : Ni père, ni mère ! « Nous lui en servirons, dit la maîtresse de la maison à son frère le prieur ; que ce monsieur le Huron est intéressant ! » L’Ingénu la remercia avec une cordialité noble et fière, et lui fit comprendre qu’il n’avait besoin de rien.

« Je m’aperçois, monsieur l’Ingénu, dit le grave bailli, que vous parlez mieux français qu’il n’appartient à un Huron. — Un Français, dit-il, que nous avions pris dans ma grande jeunesse en Huronie, et pour qui je conçus beaucoup d’amitié, m’enseigna sa langue ; j’apprends très-vite ce que je veux apprendre. J’ai trouvé en arrivant à Plymouth un de vos Français réfugiés que vous appelez huguenots[1], je ne sais pourquoi ; il m’a fait faire quelques progrès dans la connaissance de votre langue ; et dès que j’ai pu m’exprimer intelligiblement, je suis venu voir votre pays, parce que j’aime assez les Français quand ils ne font pas trop de questions. »

L’abbé de Saint-Yves, malgré ce petit avertissement, lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la huronne, l’anglaise, ou la française. — La huronne, sans contredit, répondit l’Ingénu. — Est-il possible ? s’écria Mlle de Kerkabon ; j’avais toujours cru que le français était la plus belle de toutes les langues après le bas-breton. »

Alors ce fut à qui demanderait à l’Ingénu comment on disait en huron du tabac, et il répondait taya ; comment on disait manger, et il répondait essenten. Mlle de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait faire l’amour ; il lui répondit

  1. L’émigration des protestants avait commencé dès 1681.