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qui prétendais me défendre, tu ne m’as servi de rien. — J’en suis bien fâché, dit le bon génie. — Et moi aussi, dit le mourant ; il y a quelque chose là-dessous que je ne comprends pas. — Ni moi non plus, dit le pauvre bon génie. — J’en serai instruit dans un moment, dit Rustan. — C’est ce que nous verrons, dit Topaze. »

Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de son père, dont il n’était pas sorti, et dans son lit, où il avait dormi une heure.

Il se réveille en sursaut, tout en sueur, tout égaré ; il se tâte, il appelle, il crie, il sonne. Son valet de chambre, Topaze, accourt en bonnet de nuit, et tout en bâillant. « Suis-je mort, suis-je en vie ? s’écria Rustan ; la belle princesse de Cachemire en réchappera-t-elle ?… — Monseigneur rêve-t-il ? répondit froidement Topaze.

— Ah ! s’écriait Rustan, qu’est donc devenu ce barbare Ébène avec ses quatre ailes noires ? c’est lui qui me fait mourir d’une mort si cruelle. — Monseigneur, je l’ai laissé là-haut, qui ronfle ; voulez-vous qu’on le fasse descendre ? — Le scélérat ! il y a six mois entiers qu’il me persécute ; c’est lui qui me mena à cette fatale foire de Cabul ; c’est lui qui m’escamota le diamant que m’avait donné la princesse ; il est seul la cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs à la fleur de mon âge.

— Rassurez-vous, dit Topaze ; vous n’avez jamais été à Cabul ; il n’y a point de princesse de Cachemire ; son père n’a jamais eu que deux garçons qui sont actuellement au collège. Vous n’avez jamais eu de diamant ; la princesse ne peut être morte, puisqu’elle n’est pas née ; et vous vous portez à merveille.

— Comment ! il n’est pas vrai que tu m’assistais à la mort dans le lit du prince de Cachemire ? Ne m’as-tu pas avoué que, pour me garantir de tant de malheurs, tu avais été aigle, éléphant, âne rayé, médecin, et pie ? — Monseigneur, vous avez rêvé tout cela : nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d’idées vous ait passé par la tête, pour vous donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit.

— Tu te moques de moi, reprit Rustan ; combien de temps ai-je dormi ? — Monseigneur, vous n’avez encore dormi qu’une heure. — Eh bien ! maudit raisonneur, comment veux-tu qu’en une heure de temps j’aie été à la foire de Cabul il y a six mois, que j’en sois revenu, que j’aie fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la princesse, et moi ? — Monsei-