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les joues ridées, les bras rouges et écaillés, recula trois pas, saisi d’horreur, et avança ensuite par bon procédé. Elle embrassa Candide et son frère ; on embrassa la vieille : Candide les racheta toutes deux.

Il y avait une petite métairie dans le voisinage ; la vieille proposa à Candide de s’en accommoder, en attendant que toute la troupe eût une meilleure destinée. Cunégonde ne savait pas qu’elle était enlaidie, personne ne l’en avait avertie : elle fit souvenir Candide de ses promesses avec un ton si absolu que le bon Candide n’osa pas la refuser. Il signifia donc au baron qu’il allait se marier avec sa sœur. « Je ne souffrirai jamais, dit le baron, une telle bassesse de sa part, et une telle insolence de la vôtre ; cette infamie ne me sera jamais reprochée : les enfants de ma sœur ne pourraient entrer dans les chapitres d’Allemagne. Non, jamais ma sœur n’épousera qu’un baron de l’empire. » Cunégonde se jeta à ses pieds, et les baigna de larmes ; il fut inflexible. « Maître fou, lui dit Candide, je t’ai réchappé des galères, j’ai payé ta rançon, j’ai payé celle de ta sœur ; elle lavait ici des écuelles, elle est laide, j’ai la bonté d’en faire ma femme ; et tu prétends encore t’y opposer ! je te retuerais si j’en croyais ma colère. — Tu peux me tuer encore, dit le baron, mais tu n’épouseras pas ma sœur de mon vivant. »


CHAPITRE XXX.
CONCLUSION.


Candide, dans le fond de son cœur, n’avait aucune envie d’épouser Cunégonde ; mais l’impertinence extrême du baron le déterminait à conclure le mariage, et Cunégonde le pressait si vivement qu’il ne pouvait s’en dédire. Il consulta Pangloss, Martin, et le fidèle Cacambo. Pangloss fit un beau mémoire par lequel il prouvait que le baron n’avait nul droit sur sa sœur, et qu’elle pouvait, selon toutes les lois de l’empire, épouser Candide de la main gauche. Martin conclut à jeter le baron dans la mer ; Cacambo décida qu’il fallait le rendre au levanti patron, et le remettre aux galères, après quoi on l’enverrait à Rome au père général par le premier vaisseau. L’avis fut trouvé fort bon ; la vieille l’approuva ; on n’en dit rien à sa sœur ; la chose fut exécutée pour quelque argent, et on eut le plaisir d’attraper un jésuite, et de punir l’orgueil d’un baron allemand.

Il était tout naturel d’imaginer qu’après tant de désastres,