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parlement contre gens d’église, gens de lettres contre gens de lettres, courtisans contre courtisans, financiers contre le peuple, femmes contre maris, parents contre parents ; c’est une guerre éternelle. »

Candide lui répliqua : « J’ai vu pis : mais un sage, qui depuis a eu le malheur d’être pendu, m’apprit que tout cela est à merveille : ce sont des ombres à un beau tableau. — Votre pendu se moquait du monde, dit Martin ; vos ombres sont des taches horribles. — Ce sont les hommes qui font les taches, dit Candide, et ils ne peuvent pas s’en dispenser. — Ce n’est donc pas leur faute, dit Martin. » La plupart des pontes, qui n’entendaient rien à ce langage, buvaient ; et Martin raisonna avec le savant, et Candide raconta une partie de ses aventures à la dame du logis.

Après souper, la marquise mena Candide dans son cabinet, et le fit asseoir sur un canapé. « Eh bien ! lui dit-elle, vous aimez donc toujours éperdument Mlle  Cunégonde de Thunder-ten-tronckh ? — Oui, madame, » répondit Candide. La marquise lui répliqua avec un souris tendre : « Vous me répondez comme un jeune homme de Vestphalie ; un Français m’aurait dit : Il est vrai que j’ai aimé Mlle  Cunégonde ; mais, en vous voyant, madame, je crains de ne la plus aimer. — Hélas ! madame, dit Candide, je répondrai comme vous voudrez. — Votre passion pour elle, dit la marquise, a commencé en ramassant son mouchoir ; je veux que vous ramassiez ma jarretière. — De tout mon cœur », dit Candide ; et il la ramassa. « Mais je veux que vous me la remettiez », dit la dame ; et Candide la lui remit. « Voyez-vous, dit la dame, vous êtes étranger : je fais quelquefois languir mes amants de Paris quinze jours, mais je me rends à vous dès la première nuit, parce qu’il faut faire les honneurs de son pays à un jeune homme de Vestphalie. » La belle, ayant aperçu deux énormes diamants aux deux mains de son jeune étranger, les loua de si bonne foi que des doigts de Candide ils passèrent aux doigts de la marquise.

Candide, en s’en retournant avec son abbé périgourdin, sentit quelques remords d’avoir fait une infidélité à Mlle  Cunégonde. M. l’abbé entra dans sa peine ; il n’avait qu’une légère part aux cinquante mille livres perdues au jeu par Candide, et à la valeur des deux brillants moitié donnés, moitié extorqués. Son dessein était de profiter, autant qu’il le pourrait, des avantages que la connaissance de Candide pouvait lui procurer. Il lui parla beaucoup de Cunégonde ; et Candide lui dit qu’il demanderait