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une étrange chose. Ô Pangloss ! Pangloss ! que vous seriez aise si vous n’aviez pas été pendu ! »

Le commandant fit retirer les esclaves nègres et les Paraguains qui servaient à boire dans des gobelets de cristal de roche. Il remercia Dieu et saint Ignace mille fois ; il serrait Candide entre ses bras, leurs visages étaient baignés de pleurs. « Vous seriez bien plus étonné, plus attendri, plus hors de vous-même, dit Candide, si je vous disais que Mlle Cunégonde, votre sœur, que vous avez crue éventrée, est pleine de santé. — Où ? — Dans votre voisinage, chez M. le gouverneur de Buénos-Ayres ; et je venais pour vous faire la guerre. » Chaque mot qu’ils prononcèrent dans cette longue conversation accumulait prodige sur prodige. Leur âme tout entière volait sur leur langue, était attentive dans leurs oreilles, et étincelante dans leurs yeux. Comme ils étaient Allemands, ils tinrent table longtemps, en attendant le révérend père provincial ; et le commandant parla ainsi à son cher Candide :


CHAPITRE XV.
COMMENT CANDIDE TUA LE FRÈRE DE SA CHÈRE CUNÉGONDE.


« J’aurai toute ma vie présent à la mémoire le jour horrible où je vis tuer mon père et ma mère, et violer ma sœur. Quand les Bulgares furent retirés, on ne trouva point cette sœur adorable, et on mit dans une charrette ma mère, mon père, et moi, deux servantes et trois petits garçons égorgés, pour nous aller enterrer dans une chapelle de jésuites, à deux lieues du château de mes pères. Un jésuite nous jeta de l’eau bénite ; elle était horriblement salée ; il en entra quelques gouttes dans mes yeux : le père s’aperçut que ma paupière faisait un petit mouvement : il mit la main sur mon cœur, et le sentit palpiter : je fus secouru, et au bout de trois semaines il n’y paraissait pas. Vous savez, mon cher Candide, que j’étais fort joli ; je le devins encore davantage ; aussi le révérend père Croust[1], supérieur de la maison, prit pour moi la plus tendre amitié : il me donna l’habit de novice ; quelque temps après je fus envoyé à Rome. Le père général avait besoin d’une recrue de jeunes jésuites allemands. Les souverains du Paraguai reçoivent

  1. Dans les premières éditions, au lieu de Croust, on lit : Didrie. Mais l’édition faisant partie du volume intitulé Seconde Suite des Mélanges, 1761, porte déjà Croust (B.). — Il est question du révérend P. Croust, le plus brutal de la société, dans le tome XIX, page 500.