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passés, on vendit les esclaves du dey. Un marchand m’acheta, et me mena à Tunis ; il me vendit à un autre marchand qui me revendit à Tripoli ; de Tripoli je fus revendue à Alexandrie, d’Alexandrie revendue à Smyrne ; de Smyrne à Constantinople. J’appartins enfin à un aga des janissaires, qui fut bientôt commandé pour aller défendre Azof contre les Russes qui l’assiégeaient.

« L’aga, qui était un très-galant homme, mena avec lui tout son sérail, et nous logea dans un petit fort sur les Palus-Méotides, gardé par deux eunuques noirs et vingt soldats. On tua prodigieusement de Russes, mais ils nous le rendirent bien : Azof fut mis à feu et à sang[1], et on ne pardonna ni au sexe, ni à l’âge ; il ne resta que notre petit fort : les ennemis voulurent nous prendre par famine. Les vingt janissaires avaient juré de ne se jamais rendre. Les extrémités de la faim où ils furent réduits les contraignirent à manger nos deux eunuques, de peur de violer leur serment. Au bout de quelques jours ils résolurent de manger les femmes.

« Nous avions un iman très-pieux et très-compatissant, qui leur fit un beau sermon par lequel il leur persuada de ne nous pas tuer tout à fait. « Coupez, dit-il, seulement une fesse à chacune de ces dames, vous ferez très-bonne chère ; s’il faut y revenir, vous en aurez encore autant dans quelques jours ; le Ciel vous saura gré d’une action si charitable, et vous serez secourus. »

« Il avait beaucoup d’éloquence ; il les persuada : on nous fit cette horrible opération ; l’iman nous appliqua le même baume qu’on met aux enfants qu’on vient de circoncire : nous étions toutes à la mort.

« À peine les janissaires eurent-ils fait le repas que nous leur avions fourni, que les Russes arrivent sur des bateaux plats : pas un janissaire ne réchappa. Les Russes ne firent aucune attention à l’état où nous étions. Il y a partout des chirurgiens français ; un d’eux, qui était fort adroit, prit soin de nous, il nous guérit, et je me souviendrai toute ma vie que, quand mes plaies furent bien fermées, il me fit des propositions. Au reste, il nous dit à toutes de nous consoler ; il nous assura que dans plusieurs sièges pareille chose était arrivée, et que c’était la loi de la guerre.

« Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller à Moscou ; j’échus en partage à un boïard qui me fit sa jardinière,

  1. Les Russes prirent Azof sous Pierre le Grand, en 1696, et la rendirent à la paix, en 1711 ; ils la reprirent et la fortifièrent ; mais à la paix de 1739, ils la rendirent après l’avoir démantelée. La prise d’Azof, sous Catherine II, est postérieure de dix ans à Candide.