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personne ne pouvait lui rendre. « Je suis né à Naples, me dit-il ; on y chaponne deux ou trois mille enfants tous les ans ; les uns en meurent, les autres acquièrent une voix plus belle que celle des femmes, les autres vont gouverner des États[1]. On me fit cette opération avec un très-grand succès, et j’ai été musicien de la chapelle de Mme  la princesse de Palestrine. — De ma mère ! m’écriai-je. — De votre mère ! s’écria-t-il en pleurant ; quoi ! vous seriez cette jeune princesse que j’ai élevée jusqu’à l’âge de six ans, et qui promettait déjà d’être aussi belle que vous êtes ? — C’est moi-même ; ma mère est à quatre cents pas d’ici, coupée en quartiers sous un tas de morts… »

« Je lui contai tout ce qui m’était arrivé ; il me conta aussi ses aventures, et m’apprit comment il avait été envoyé chez le roi de Maroc par une puissance chrétienne[2], pour conclure avec ce monarque un traité par lequel on lui fournirait de la poudre, des canons, et des vaisseaux, pour l’aider à exterminer le commerce des autres chrétiens. « Ma mission est faite, dit cet honnête eunuque ; je vais m’embarquer à Ceuta, et je vous ramènerai en Italie. Ma che sciagura d’essere senza coglioni ! »

« Je le remerciai avec des larmes d’attendrissement ; et au lieu de me mener en Italie, il me conduisit à Alger, et me vendit au dey de cette province. À peine fus-je vendue que cette peste qui a fait le tour de l’Afrique, de l’Asie, de l’Europe, se déclara dans Alger avec fureur. Vous avez vu des tremblements de terre ; mais, mademoiselle, avez-vous jamais eu la peste ?

— Jamais, répondit la baronne.

— Si vous l’aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu’elle est bien au-dessus d’un tremblement de terre. Elle est fort commune en Afrique ; j’en fus attaquée. Figurez-vous quelle situation pour la fille d’un pape, âgée de quinze ans, qui en trois mois de temps avait éprouvé la pauvreté, l’esclavage, avait été violée presque tous les jours, avait vu couper sa mère en quatre, avait essuyé la faim et la guerre, et mourait pestiférée dans Alger ! Je n’en mourus pourtant pas ; mais mon eunuque et le dey, et presque tout le sérail d’Alger périrent.

« Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste furent

  1. Farinelli, chanteur italien, né à Naples en 1705, sans être ministre gouvernait l’Espagne sous Ferdinand VI ; il est mort en 1782. Voltaire reparle de ce Farinelli dans la Conversation de l’intendant des menus en exercice ; voyez les Mélanges, année 1761.
  2. Le roi de Portugal. C’était pendant la guerre pour la succession d’Espagne. Voyez, tome XIV, Siècle de Louis XIV, chapitre xviii.