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vos Européans aient du lait dans les veines ; c’est du vitriol, c’est du feu qui coule dans celles des habitants du mont Atlas et des pays voisins. On combattit avec la fureur des lions, des tigres, et des serpents de la contrée, pour savoir qui nous aurait. Un Maure saisit ma mère par le bras droit, le lieutenant de mon capitaine la retint par le bras gauche ; un soldat maure la prit par une jambe, un de nos pirates la tenait par l’autre. Nos filles se trouvèrent presque toutes en un moment tirées ainsi à quatre soldats. Mon capitaine me tenait cachée derrière lui ; il avait le cimeterre au poing, et tuait tout ce qui s’opposait à sa rage. Enfin je vis toutes nos Italiennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par les monstres qui se les disputaient. Les captifs, mes compagnons, ceux qui les avaient pris, soldats, matelots, noirs, basanés, blancs, mulâtres, et enfin mon capitaine, tout fut tué, et je demeurai mourante sur un tas de morts. Des scènes pareilles se passaient, comme on sait, dans l’étendue de plus de trois cents lieues, sans qu’on manquât aux cinq prières par jour ordonnées par Mahomet.

« Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant de cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grand oranger au bord d’un ruisseau voisin ; j’y tombai d’effroi, de lassitude, d’horreur, de désespoir et de faim. Bientôt après, mes sens accablés se livrèrent à un sommeil qui tenait plus de l’évanouissement que du repos. J’étais dans cet état de faiblesse et d’insensibilité, entre la mort et la vie, quand je me sentis pressée de quelque chose qui s’agitait sur mon corps ; j’ouvris les yeux, je vis un homme blanc et de bonne mine qui soupirait, et qui disait entre ses dents : O che sciagura d’essere senza coglioni !


CHAPITRE XII.
SUITE DES MALHEURS DE LA VIEILLE.


« Étonnée et ravie d’entendre la langue de ma patrie, et non moins surprise des paroles que proférait cet homme, je lui répondis qu’il y avait de plus grands malheurs que celui dont il se plaignait ; je l’instruisis en peu de mots des horreurs que j’avais essuyées, et je retombai en faiblesse. Il m’emporta dans une maison voisine, me fit mettre au lit, me fit donner à manger, me servit, me consola, me flatta, me dit qu’il n’avait rien vu de si beau que moi, et que jamais il n’avait tant regretté ce que