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« Voilà ce que c’est, disait-il, de m’être éveillé trop tard ; si j’avais moins dormi, je serais roi de Babylone, je posséderais Astarté. Les sciences, les mœurs, le courage, n’ont donc jamais servi qu’à mon infortune. » Il lui échappa enfin de murmurer contre la Providence, et il fut tenté de croire que tout était gouverné par une destinée cruelle qui opprimait les bons et qui faisait prospérer les chevaliers verts. Un de ses chagrins était de porter cette armure verte qui lui avait attiré tant de huées. Un marchand passa, il la lui vendit à vil prix, et prit du marchand une robe et un bonnet long. Dans cet équipage, il côtoyait l’Euphrate, rempli de désespoir et accusant en secret la Providence, qui le persécutait toujours.


CHAPITRE XX.
L’ERMITE[1].

Il rencontra en marchant un ermite, dont la barbe blanche et vénérable lui descendait jusqu’à la ceinture. Il tenait en main un livre qu’il lisait attentivement. Zadig s’arrêta, et lui fit une profonde inclination. L’ermite le salua d’un air si noble et si doux que Zadig eut la curiosité de l’entretenir. Il lui demanda quel livre il lisait. « C’est le livre des destinées, dit l’ermite ; voulez-vous en lire quelque chose ? » Il mit le livre dans les mains de Zadig, qui, tout instruit qu’il était dans plusieurs langues, ne put déchiffrer un seul caractère du livre. Cela redoubla encore sa curiosité. « Vous me paraissez bien chagrin, lui dit ce bon père. — Hélas ! que j’en ai sujet ! dit Zadig. — Si vous permettez que je vous accompagne, repartit le vieillard, peut-être vous serai-je utile : j’ai quelquefois répandu des sentiments de consolation dans l’âme des malheureux. » Zadig se sentit du respect pour l’air, pour la barbe, et pour le livre de l’ermite. Il lui trouva dans la conversation des lumières supérieures. L’ermite parlait de la destinée, de la justice, de la morale, du souverain bien, de la faiblesse humaine, des vertus et des vices, avec une éloquence si vive et

  1. Fréron (Année littéraire, 1767, I, 30 et suiv.) reproche à Voltaire d’avoir tiré presque mot pour mot ce chapitre d’une pièce de cent cinquante vers, intitulée the Hermite (l’Ermite), par Th. Parnell. Avant Parnell, plusieurs auteurs avaient traité le même sujet, et entre autres l’auteur français Bluet d’Arbères, comte de Permission, dans le livre CV de ses Œuvres ; c’est en 1604 qu’avaient paru les livres CIV et CXIII, dont on ne connaît encore qu’un seul exemplaire, découvert en 1824. (B.)