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heureux que lui. Enfin doucement assoupi par les fumées du vin, il alla dormir d’un sommeil tranquille. Zadig passa la nuit dans l’agitation la plus violente. « Quoi, disait-il, le roi est devenu fou ! il est tué ! Je ne puis m’empêcher de le plaindre. L’empire est déchiré, et ce brigand est heureux : ô fortune ! ô destinée ! un voleur est heureux, et ce que la nature a fait de plus aimable a péri peut-être d’une manière affreuse, ou vit dans un état pire que la mort. Ô Astarté ! qu’êtes-vous devenue ? »

Dès le point du jour il interrogea tous ceux qu’il rencontrait dans le château ; mais tout le monde était occupé, personne ne lui répondit : on avait fait pendant la nuit de nouvelles conquêtes, on partageait les dépouilles. Tout ce qu’il put obtenir dans cette confusion tumultueuse, ce fut la permission de partir. Il en profita sans tarder, plus abîmé que jamais dans ses réflexions douloureuses.

Zadig marchait inquiet, agité, l’esprit tout occupé de la malheureuse Astarté, du roi de Babylone, de son fidèle Cador, de l’heureux brigand Arbogad, de cette femme si capricieuse que des Babyloniens avaient enlevée sur les confins de l’Égypte, enfin de tous les contre-temps et de toutes les infortunes qu’il avait éprouvées.


CHAPITRE XVII[1].
LE PÊCHEUR.

À quelques lieues du château d’Arbogad, il se trouva sur le bord d’une petite rivière, toujours déplorant sa destinée, et se regardant comme le modèle du malheur. Il vit un pêcheur couché sur la rive, tenant à peine d’une main languissante son filet, qu’il semblait abandonner, et levant les yeux vers le ciel.

« Je suis certainement le plus malheureux de tous les hommes, disait le pêcheur. J’ai été, de l’aveu de tout le monde, le plus célèbre marchand de fromages à la crème dans Babylone, et j’ai été ruiné. J’avais la plus jolie femme qu’homme pût posséder, et j’en ai été trahi. Il me restait une chétive maison, je l’ai vue pillée et détruite. Réfugié dans une cabane, je n’ai de ressource que ma pêche, et je ne prends pas un poisson. Ô mon filet ! je ne te jetterai plus dans l’eau, c’est à moi de m’y jeter. » En disant ces mots il se lève, et s’avance dans l’attitude d’un homme qui allait se précipiter et finir sa vie.

  1. Ce chapitre est de la même date que les chapitres xii et xiii.