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MÉDECINS.

vices à ces politiques. Or il n’y a jamais à la fois un million de ces bêtes féroces employées ; et dans ce nombre je compte les voleurs de grands chemins. Vous avez, donc tout au plus sur la terre, dans les temps les plus orageux, un homme sur mille qu’on peut appeler méchant, encore ne l’est-il pas toujours.

Il y a donc infiniment moins de mal sur la terre qu’on ne dit et qu’on ne croit. Il y en a encore trop, sans doute : on voit des malheurs et des crimes horribles ; mais le plaisir de se plaindre et d’exagérer est si grand qu’à la moindre égratignure vous criez que la terre regorge de sang. Avez-vous été trompé, tous les hommes sont des parjures. Un esprit mélancolique qui a souffert une injustice voit l’univers couvert de damnés, comme un jeune voluptueux soupant avec sa dame, au sortir de l’Opéra, n’imagine pas qu’il y ait des infortunés.



MÉDECINS[1].


Il est vrai que régime vaut mieux que médecine. Il est vrai que très-longtemps sur cent médecins il y a eu quatre-vingt-dix-huit charlatans. Il est vrai que Molière a eu raison de se moquer d’eux. Il est vrai que rien n’est plus ridicule que de voir ce nombre infini de femmelettes, et d’hommes non moins femmes qu’elles, quand ils ont trop mangé, trop bu, trop joui, trop veillé, appeler auprès d’eux pour un mal de tête un médecin, l’invoquer comme un dieu, lui demander le miracle de faire subsister ensemble l’intempérance et la santé, et donner un écu à ce dieu qui rit de leur faiblesse.

Il n’est pas moins vrai qu’un bon médecin nous peut sauver la vie[2] en cent occasions, et nous rendre l’usage de nos membres. Un homme tombe en apoplexie, ce ne sera ni un capitaine d’infanterie, ni un conseiller de la cour des aides qui le guérira. Des cataractes se forment dans mes yeux, ma voisine ne me les

  1. Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765. (B.)
  2. Ce n’est pas que nos jours ne soient comptés. Il est bien sûr que tout arrive par une nécessité invincible, sans quoi tout irait au hasard, ce qui est absurde. Nul homme ne peut augmenter ni le nombre de ses cheveux, ni le nombre de ses jours ; ni un médecin, ni un ange, ne peuvent ajouter une minute aux minutes que l’ordre éternel des choses nous destine irrévocablement ; mais celui qui est destiné à être frappé dans un certain temps d’une apoplexie est destiné aussi à trouver un médecin sage qui le saigne, qui le purge, et qui le fait vivre jusqu’au moment fatal. La destinée nous donne la vérole et le mercure, la fièvre et le quinquina. (Note de Voltaire.)