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XÉNOPHON.

Il résulte de tout ce que nous avons remarqué que l’Athénien Xénophon, n’étant qu’un jeune volontaire, s’enrôla sous un capitaine lacédémonien, l’un des tyrans d’Athènes, au service d’un rebelle et d’un assassin ; et qu’étant devenu chef de quatorze cents hommes, il se mit aux gages d’un barbare.

Ce qu’il y a de pis, c’est que la nécessité ne le contraignait pas à cette servitude. Il dit lui-même qu’il avait laissé en dépôt, dans le temple de la fameuse Diane d’Éphèse, une grande partie de l’or gagné au service de Cyrus.

Remarquons qu’en recevant la paye d’un roi, il s’exposait à être condamné au supplice si cet étranger n’était pas content de lui. Voyez ce qui est arrivé au major général Doxat, homme né libre. Il se vendit à l’empereur Charles VI, qui lui fit couper le cou pour avoir rendu aux Turcs une place qu’il ne pouvait défendre.

Rollin, en parlant de la retraite des Dix-Mille, dit que « cet heureux succès remplit de mépris pour Artaxerxès les peuples de la Grèce, en leur faisant voir que l’or, l’argent, les délices, le luxe, un nombreux sérail, faisaient tout le mérite du grand roi, etc. ».

Rollin pouvait considérer que les Grecs ne devaient pas mépriser un souverain qui avait gagné une bataille complète ; qui, ayant pardonné en frère, avait vaincu en héros ; qui, maître d’exterminer dix mille Grecs, les avait laissés vivre et retourner chez eux ; et qui, pouvant les avoir à sa solde, avait dédaigné de s’en servir. Ajoutez que ce prince vainquit depuis les Lacédémoniens et leurs alliés, et leur imposa des lois humiliantes ; ajoutez que dans une guerre contre des Scythes nommés Cadusiens, vers la mer Caspienne, il supporta, comme le moindre soldat, toutes les fatigues et tous les dangers. Il vécut et mourut plein de gloire ; il est vrai qu’il eut un sérail, mais son courage n’en fut que plus estimable. Gardons-nous des déclamations de collége.

Si j’osais attaquer le préjugé, j’oserais préférer la retraite du maréchal de Belle-Isle[1] à celle des Dix-Mille. Il est bloqué dans Prague par soixante mille hommes, il n’en a pas treize mille. Il prend ses mesures avec tant d’habileté qu’il sort de Prague, dans le froid le plus rigoureux, avec son armée, ses vivres, son bagage, et trente pièces de canon, sans que les assiégeants s’en doutent. Il a déjà gagné deux marches avant qu’ils s’en soient aperçus. Une armée de trente mille combattants le poursuit sans relâche l’espace de trente lieues. Il fait face partout ; il n’est jamais entamé ;

  1. En 1742, voyez, tome XV, le chapitre vii du Précis du Siècle de Louis XV.