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MATIÈRE.


SECTION II[1].


Les sages à qui on demande ce que c’est que l’âme répondent qu’ils n’en savent rien. Si on leur demande ce que c’est que la matière, ils font la même réponse. Il est vrai que des professeurs, et surtout des écoliers, savent parfaitement tout cela ; et quand ils ont répété que la matière est étendue et divisible, ils croient avoir tout dit ; mais quand ils sont priés de dire ce que c’est que cette chose étendue, ils se trouvent embarrassés. Cela est composé de parties, disent-ils. Et ces parties, de quoi sont-elles composées ? Les éléments de ces parties sont-ils divisibles ? Alors, ou ils sont muets, ou ils parlent beaucoup, ce qui est également suspect. Cet être presque inconnu, qu’on nomme matière, est-il éternel ? Toute l’antiquité l’a cru. A-t-il par lui-même la force active ? Plusieurs philosophes l’ont pensé. Ceux qui le nient sont-ils en droit de le nier ? Vous ne concevez pas que la matière puisse avoir rien par elle-même. Mais comment pouvez-vous assurer qu’elle n’a pas par elle-même les propriétés qui lui sont nécessaires ? Vous ignorez quelle est sa nature, et vous lui refusez des modes qui sont pourtant dans sa nature : car enfin, dès qu’elle est, il faut bien qu’elle soit d’une certaine façon, qu’elle soit figurée ; et dès qu’elle est nécessairement figurée, est-il impossible qu’il n’y ait d’autres modes attachés à sa configuration ? La matière existe, vous ne la connaissez que par vos sensations. Hélas ! de quoi servent toutes les subtilités de l’esprit depuis qu’on raisonne ? La géométrie nous a appris bien des vérités, la métaphysique bien peu. Nous pesons la matière, nous la mesurons, nous la décomposons ; et au delà de ces opérations grossières, si nous voulons faire un pas, nous trouvons dans nous l’impuissance, et devant nous un abîme.

Pardonnez de grâce à l’univers entier, qui s’est trompé en croyant la matière existante par elle-même. Pouvait-il faire autrement ? Comment imaginer que ce qui est sans succession n’a pas toujours été ? S’il n’était pas nécessaire que la matière existât, pourquoi existe-t-elle ? et s’il fallait qu’elle fût, pourquoi n’aurait-elle pas été toujours ? Nul axiome n’a jamais été plus universellement reçu que celui-ci : « Rien ne se fait de rien. » En effet le contraire est incompréhensible. Le chaos a chez tous les peuples précédé l’arrangement qu’une main divine a fait du monde en-

  1. Faisait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, en 1764. (B.)