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VERS ET POÉSIE.

sement sa pensée, et que la gêne de la rime n’a rien coûté au sens.

Prenez au hasard toute autre pièce de vers, par exemple la tragédie de Didon[1] qui me tombe actuellement sous la main. Voici le discours que tient Iarbe, à la première scène :

Tous mes ambassadeurs irrités et confus
Trop souvent de la reine ont subi les refus.
Voisin de ses États, faibles dans leur naissance,
Je croyais que Didon, redoutant ma vengeance,
Se résoudrait sans peine à l’hymen glorieux
D"un monarque puissant, fils du maître des dieux.
Je contiens cependant la fureur qui m’anime ;
Et, déguisant encor mon dépit légitime,
Pour la dernière fois en proie à ses hauteurs,
Je viens sous le faux nom de mes ambassadeurs,
Au milieu de la cour d’une reine étrangère,
D’un refus obstiné pénétrer le mystère ;
Que sais-je !... n’écouter qu’un transport amoureux,
Me découvrir moi-même, et déclarer mes feux.

Ôtez la rime, et vous serez révolté de voir subir des refus ; parce qu’on essuie un refus, et qu’on subit une peine. Subir un refus est un barbarisme.

« Je croyais que Didon, redoutant ma vengeance, se résoudrait sans peine. » Si elle ne se résolvait que par crainte de la vengeance, il est bien clair qu’alors elle ne se résoudrait pas sans peine, mais avec beaucoup de peine et de douleur. Elle se résoudrait malgré elle ; elle prendrait un parti forcé. Iarbe, en parlant ainsi, fait un contre-sens.

Il dit « qu’il est en proie aux hauteurs de la reine ». On peut être exposé à des hauteurs, mais on ne peut y être en proie, comme on l’est à la colère, à la vengeance, à la cruauté. Pourquoi ? C’est que la cruauté, la vengeance, la colère, poursuivent en effet l’objet de leur ressentiment : et cet objet est regardé comme leur proie ; mais des hauteurs ne poursuivent personne ; les hauteurs n’ont point de proie.

« Il vient sous le faux nom de ses ambassadeurs. Tous ses ambassadeurs ont subi des refus. » Il est impossible qu’il vienne

  1. Didon fut imprimée en 1734. Deux ans après, Voltaire fit une critique de cette pièce (voyez le Fragment d’une lettre sur Didon, dans les Mélanges, année 1736). C’est dans son ancien opuscule qu’il aura repris sa citation de vers de Didon, qui se trouvent tels qu’il les cite dans l’édition de 1734, mais que Le Franc a corrigés depuis.