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VERS ET POESIE.

Fénelon ne fit guère de meilleurs vers que Bossuet ; mais il savait par cœur presque toutes les belles poésies de l’antiquité : son esprit en est plein ; il les cite souvent dans ses lettres.

Il me semble qu’il n’y a jamais eu d’homme véritablement éloquent qui n’ait aimé la poésie. Je n’en citerai pour exemples que César et Cicéron : l’un fit la tragédie d’Œdipe : nous avons de l’autre des morceaux de poésie qui pouvaient passer pour les meilleurs avant que Lucrèce, Virgile, et Horace, parussent.

Rien n’est plus aisé que de faire de mauvais vers en français ; rien de plus difficile que d’en faire de bons. Trois choses rendent cette difficulté presque insurmontable : la gêne de la rime, le trop petit nombre de rimes nobles et heureuses[1], la privation de ces inversions dont le grec et le latin abondent. Aussi nous avons très-peu de poëtes qui soient toujours élégants et toujours corrects. Il n’y a peut-être en France que Racine et Boileau qui aient une élégance continue. Mais remarquez que les beaux morceaux de Corneille sont toujours bien écrits, à quelques petites fautes près. On en peut dire autant des meilleures scènes en vers de Molière, des opéras de Quinault, des bonnes fables de La Fontaine. Ce sont là les seuls génies qui ont illustré la poésie en France dans le grand siècle. Presque tous les autres ont manqué de naturel, de variété, d’éloquence, d’élégance, de justesse, de cette logique secrète qui doit guider toutes les pensées sans jamais paraître ; presque tous ont péché contre la langue.

Quelquefois au théâtre on est ébloui d’une tirade de vers pompeux, récités avec emphase. L’homme sans discernement applaudit, l’homme de goût condamne. Mais comment l’homme de goût fera-t-il comprendre à l’autre que les vers applaudis par lui ne valent rien ? Si je ne me trompe, voici la méthode la plus sûre.

Dépouillez les vers de la cadence et de la rime, sans y rien changer d’ailleurs. Alors la faiblesse et la fausseté de la pensée, ou l’impropriété des termes, ou le solécisme, ou le barbarisme, ou l’ampoulé, se manifeste dans toute sa turpitude.

Faites cette expérience sur tous les vers de la tragédie d’Iphigénie, ou d’Armide, et sur ceux de l’Art poétique, vous n’y trouverez aucun de ces défauts, pas un mot vicieux, pas un mot hors de sa place. Vous verrez que l’auteur a toujours exprimé heureu-

  1. Voltaire avait déjà parlé du trop petit nombre de rimes nobles dans son Commentaire sur Corneille (Médée, acte Ier, scène iv, et Rodogune, acte V, scène ii), ainsi que dans sa Réponse à un académicien (Voyez Mélanges, année 1764).