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SUPPLICES.

Cet événement est de 1536. Charles-Quint, victorieux de tous les côtés en Europe et en Afrique, ravageait à la fois la Provence et la Picardie. Pendant cette campagne qui commençait pour lui avec avantage, le jeune dauphin, âgé de dix-huit ans, s’échauffe à jouer à la paume dans la petite ville de Tournon. Tout en sueur il boit de l’eau glacée ; il meurt de la pleurésie le cinquième jour. Toute la cour, toute la France crie que l’empereur Charles-Quint a fait empoisonner le dauphin de France. Cette accusation, aussi horrible qu’absurde, est répétée jusqu’à nos jours. Malherbe dit dans une de ses odes :

François, quand la Castille, inégale à ses armes,
Lui vola son dauphin,
Semblait d’un si grand coup devoir jeter des larmes
Qui n’eussent jamais fin.

(Ode à Duperrier.)

Il n’est pas question d’examiner si l’empereur était inégal aux armes de François Ier parce qu’il sortit de Provence après l’avoir épuisée, ou si c’est voler un dauphin que de l’empoisonner, ou si on jette des larmes d’un coup, lesquelles n’ont point fin. Ces mauvais vers font voir seulement que l’empoisonnement de François, dauphin, par Charles-Quint, passa toujours en France pour une vérité incontestable.

Daniel ne disculpe point l’empereur. Hénault dit dans son Abrégé : « François, dauphin, mort de poison. »

Ainsi tous les écrivains se copient les uns les autres. Enfin, l’auteur de l’Histoire de François Ier ose, comme moi, discuter le fait[1].

Il est vrai que le comte Montecuculli, qui était au service du dauphin, fut condamné par des commissaires à être écartelé, comme coupable d’avoir empoisonné ce prince.

Les historiens disent que ce Montecuculli était son échanson. Les dauphins n’en ont point. Mais je veux qu’ils en eussent alors ; comment ce gentilhomme eût-il mêlé sur-le-champ du poison dans un verre d’eau fraîche ? Avait-il toujours du poison tout prêt dans sa poche pour le moment où son maître demanderait à boire ? Il n’était pas seul avec le dauphin, qu’on essuyait au sortir du jeu de paume. Les chirurgiens qui ouvrirent son corps dirent (à ce qu’on prétend) que le prince avait pris de l’arsenic. Le prince, en l’avalant, aurait senti dans le gosier des douleurs in-

  1. Voyez l’Histoire de François Ier, par Gaillard, chapitre viii du livre IV.