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SUPPLICES.

Je fus effrayé un jour en voyant la liste des déserteurs depuis huit années seulement ; on en comptait soixante mille. C’était soixante mille compatriotes auxquels il fallait casser la tête au son du tambour, et avec lesquels on aurait conquis une province s’ils avaient été bien nourris et bien conduits.

Je demanderais encore à quelques-uns de ces Dracons subalternes si, dans leur pays, il n’y a pas de grandes routes et des chemins de traverse à construire, des terrains incultes à défricher, et si les pendus et les arquebusés peuvent leur rendre ce service.

Je ne leur parlerais pas d’humanité, mais d’utilité ; malheureusement, ils n’entendent quelquefois ni l’une ni l’autre. Et quand M. Beccaria fut applaudi de l’Europe pour avoir démontré que les peines doivent être proportionnées aux délits, il se trouva bien vite chez les Iroquois un avocat[1], gagné par un prêtre, qui soutint que torturer, pendre, rouer, brûler, dans tous les cas, est toujours le meilleur.

SECTION II[2].

C’est en Angleterre surtout, plus qu’en aucun pays, que s’est signalée la tranquille fureur d’égorger les hommes avec le glaive prétendu de la loi. Sans parler de ce nombre prodigieux de seigneurs du sang royal, de pairs du royaume, d’illustres citoyens péris sur un échafaud en place publique, il suffirait de réfléchir sur le supplice de la reine Anne Boulen, de la reine Catherine Howard, de la reine Jeanne Gray, de la reine Marie Stuart, du roi Charles Ier, pour justifier celui[3] qui a dit que c’était au bourreau d’écrire l’histoire d’Angleterre.

Après cette île on prétend que la France est le pays où les supplices ont été le plus communs. Je ne dirai rien de celui de la reine Brunehaut, car je n’en crois rien. Je passe à travers mille échafauds, et je m’arrête à celui du comte de Montecuculli, qui fut écartelé en présence de François Ier et de toute la cour, parce que le dauphin François était mort d’une pleurésie.

  1. M. Beuchot croit que Voltaire désigne ici Pierre Lyonnet, docteur en droit et naturaliste distingué, né à Maestricht le 21 juillet 1707, mort à la Haye le 10 janvier 1789, autour d’un Discours académique sur le légitime usage de la question et de la torture. — M. G. Avenel croit que c’est Muyart de Vouglans, auteur des Lois criminelles, que l’auteur a en vue.
  2. Voyez la note 1 de la page 456.
  3. Voltaire lui-même, dans un article fourni par lui à la Gazette littéraire, du 2 mai 1764 (voyez les Mélanges, année 1764), et dans le chapitre xvii de la Princesse de Babylone (voyez les Romans, année 1768).