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SOCRATE.

un tel homme ? — C’est une âme très-religieuse, dirent-ils. — Fort bien ; on pourrait donc adorer l’Être suprême, et avoir à toute force de la religion ? — D’accord, dirent les deux Athéniens. — Mais croyez-vous, poursuivit Socrate, que quand le divin architecte du monde arrangea tous ces globes qui roulent sur vos têtes, quand il donna le mouvement et la vie à tant d’êtres différents, il se servit du bras d’Hercule, ou de la lyre d’Apollon, ou de la flûte de Pan ? — Cela n’est pas probable, dirent-ils. — Mais s’il n’est pas vraisemblable qu’il ait employé le secours d’autrui pour construire ce que nous voyons, il n’est pas croyable qu’il le conserve par d’autres que par lui-même. Si Neptune était le maître absolu de la mer, Junon de l’air, Éole des vents, Cérès des moissons, et que l’un voulût le calme quand l’autre voudrait du vent et de la pluie, vous sentez bien que l’ordre de la nature ne subsisterait pas tel qu’il est. Vous m’avouerez qu’il est nécessaire que tout dépende de celui qui a tout fait. Vous donnez quatre chevaux blancs au soleil, et deux chevaux noirs à la lune ; mais ne vaut-il pas mieux que le jour et la nuit soient l’effet du mouvement imprimé aux astres par le maître des astres, que s’ils étaient produits par six chevaux ? » Les deux citoyens se regardèrent et ne répondirent rien. Enfin Socrate finit par leur prouver qu’on pouvait avoir des moissons sans donner de l’argent aux prêtres de Cérès, aller à la chasse sans offrir des petites statues d’argent à la chapelle de Diane, que Pomone ne donnait point des fruits, que Neptune ne donnait point des chevaux, et qu’il fallait remercier le souverain qui a tout fait.

Son discours était dans la plus exacte logique. Xénophon, son disciple, homme qui connaissait le monde, et qui depuis sacrifia au vent dans la retraite des Dix-mille, tira Socrate par la manche, et lui dit : « Votre discours est admirable ; vous avez parlé bien mieux qu’un oracle : vous êtes perdu ; l’un de ces honnêtes gens à qui vous parlez est un boucher qui vend des moutons et des oies pour les sacrifices, et l’autre un orfèvre qui gagne beaucoup à faire des petits dieux d’argent et de cuivre pour les femmes ; ils vont vous accuser d’être un impie qui voulez diminuer leur négoce ; ils déposeront contre vous auprès de Mélitus et d’Anitus vos ennemis, qui ont juré votre perte : gare la ciguë ; votre démon familier aurait bien dû vous avertir de ne pas dire à un boucher et à un orfèvre ce que vous ne deviez dire qu’à Platon et à Xénophon. »

Quelque temps après, les ennemis de Socrate le firent condamner par le conseil des cinq cents. Il eut deux cent vingt