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SAMOTHRACE.

quelque argent ? Il se pourrait bien faire qu’Orphée eût été un fameux ménétrier des dieux Cabires.

Mais qui étaient ces dieux ? Ils étaient ce qu’ont été tous les dieux de l’antiquité, des fantômes inventés par des fripons grossiers, sculptés par des ouvriers plus grossiers encore, et adorés par des brutes appelées hommes.

Ils étaient trois Cabires : car nous avons déjà observé[1] que dans l’antiquité tout se faisait par trois.

Il faut qu’Orphée soit venu très-longtemps après l’invention de ces trois dieux : car il n’en admit qu’un seul dans ses mystères. Je prendrais volontiers Orphée pour un socinien rigide.

Je tiens les anciens dieux Cabires pour les premiers dieux (les Thraces, quelques noms grecs quon leur ait donnés depuis.

Mais voici quelque chose de bien plus curieux pour l’histoire de Samothrace. Vous savez que la Grèce et la Thrace ont été affligées autrefois de plusieurs inondations. Vous connaissez les déluges de Deucalion et d’Ogygès. L’île de Samothrace se vantait d’un déluge plus ancien, et son déluge se rapportait assez au temps où l’on prétend que vivait cet ancien roi de Thrace nommé Xissutre, dont nous avons parlé à l’article Ararat.

Vous pouvez vous souvenir que les dieux de Xixutru ou Xissutre, qui étaient probablement les Cabires, lui ordonnèrent de bâtir un vaisseau d’environ trente mille pieds de long sur douze cents pieds de large ; que ce vaisseau vogua longtemps sur les montagnes de l’Arménie pendant le déluge : qu’ayant embarqué avec lui des pigeons et beaucoup d’autres animaux domestiques, il lâcha ses pigeons pour savoir si les eaux s’étaient retirées, et qu’ils revinrent tout crottés, ce qui fit prendre à Xissutre le parti de sortir enfin de son grand vaisseau.

Vous me direz qu’il est bien étrange que Sanchoniathon n’ait point parlé de cette aventure. Je vous répondrai que nous ne pouvons pas décider s’il l’inséra ou non dans son histoire, vu qu’Eusèbe, qui n’a rapporté que quelques fragments de cet ancien historien, n’avait aucun intérêt à rapporter l’histoire du vaisseau et des pigeons. Mais Bérose la raconte ; et il y joint du merveilleux, selon l’usage de tous les anciens.

Les habitants de Samothrace avaient érigé des monuments de ce déluge.

Ce qui est encore plus étonnant, et ce que nous avons déjà

  1. Voyez tome XVIII, pages 149 et 540.