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RELIGION.

d’un miroir concave, au milieu d’un vestibule à cent portes qui toutes conduisent à la sagesse. Sur la principale de ces portes[1], je lus ces paroles, qui sont le précis de toute la morale, et qui abrègent toutes les disputes des casuistes :

« Dans le doute si une action est bonne ou mauvaise, abstiens-toi. »

« Certainement, dis-je à mon génie, les barbares qui ont immolé toutes les victimes dont j’ai vu les ossements n’avaient pas lu ces belles paroles. »

Nous vîmes ensuite les Zaleucus, les Thalès, les Anaximandre, et tous les sages qui avaient cherché la vérité et pratiqué la vertu. Quand nous fûmes à Socrate, je le reconnus bien vite à son nez épaté[2].

« Eh bien, lui dis-je, vous voilà donc au nombre des confidents du Très-Haut ! Tous les habitants de l’Europe, excepté les Turcs et les Tartares de Crimée, qui ne savent rien, prononcent votre nom avec respect. On le révère, on l’aime, ce grand nom, au point qu’on a voulu savoir ceux de vos persécuteurs. On connaît Mélitus et Anitus à cause de vous, comme on connaît Ravaillac à cause de Henri IV ; mais je ne connais que ce nom d’Anitus ; je ne sais pas précisément quel était ce scélérat par qui vous fûtes calomnié, et qui vint à bout de vous faire condamner à la ciguë.

— Je n’ai jamais pensé à cet homme depuis mon aventure, me répondit Socrate ; mais puisque vous m’en faites souvenir, je le plains beaucoup. C’était un méchant prêtre qui faisait secrètement un commerce de cuirs, négoce réputé honteux parmi nous. Il envoya ses deux enfants dans mon école. Les autres disciples leur reprochèrent leur père le corroyeur ; ils furent obligés de sortir. Le père, irrité, n’eut point de cesse qu’il n’eût ameuté contre moi tous les prêtres et tous les sophistes. On persuada au conseil des cinq cents que j’étais un impie qui ne croyait pas que la Lune, Mercure et Mars, fussent des dieux. En effet, je pensais comme à présent qu’il n’y a qu’un Dieu, maître de toute la nature. Les juges me livrèrent à l’empoisonneur de la république ; il accourcit ma vie de quelques jours : je mourus tranquillement à l’âge de soixante et dix ans ; et depuis ce temps-là

  1. Les préceptes de Zoroastre sont appelés portes, et sont au nombre de cent. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez Xénophon. (Note de Voltaire.) — Dans le Banquet de Xénophon, chapitre v, § 6, c’est Socrate lui-même qui dit qu’il a les narines ouvertes, relevées, le nez camus. (B.)