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PUISSANCE.

des moins considérables de la terre ; mais le culte d’Apollon lui avait donné une grande réputation : il suffit d’un saint pour mettre tout un pays en crédit.

Trois électeurs allemands sont plus puissants qu’Anius, et ont comme lui le droit de mitre et de couronne, quoique subordonnés, du moins en apparence, à l’empereur romain, qui n’est que l’empereur d’Allemagne. Mais de tous les pays où la plénitude du sacerdoce et la plénitude de la royauté constituent la puissance la plus pleine qu’on puisse imaginer, c’est Rome moderne.

Le pape est regardé, dans la partie de l’Europe catholique, comme le premier des rois et le premier des prêtres. Il en fut de même dans la Rome qu’on appelle païenne : Jules César était à la fois grand-pontife, dictateur, guerrier, vainqueur, très-éloquent, très-galant, en tout le premier des hommes, et à qui nul moderne n’a pu être comparé, excepté dans une épître dédicatoire.

Le roi d’Angleterre possède à peu près les mêmes dignités que le pape en qualité de chef de l’Église.

L’impératrice de Russie est aussi maîtresse absolue de son clergé dans l’empire le plus vaste qui soit sur la terre. L’idée qu’il peut exister deux puissances opposées l’une à l’autre dans un même État y est regardée par le clergé même comme une chimère aussi absurde que pernicieuse.

Je dois rapporter à ce propos une lettre[1] que l’impératrice de Russie, Catherine II, daigna m’écrire au mont Krapack, le 22 auguste 1765, et dont elle m’a permis de faire usage dans l’occasion :

« Des capucins qu’on tolère à Moscou (car la tolérance est générale dans cet empire) il n’y a que les jésuites qui n’y sont pas soufferts[2] ; s’étant opiniâtrés cet hiver à ne pas vouloir enterrer un Français qui était mort subitement, sous prétexte qu’il n’avait pas reçu les sacrements, Abraham Chaumeix fit un factum contre eux pour leur prouver qu’ils devaient enterrer un mort. Mais ce factum, ni deux réquisitions du gouverneur, ne purent porter ces Pères à obéir. À la fin, on leur fit dire de choisir, ou de passer la frontière, ou d’enterrer ce Français. Ils partirent, et j’envoyai d’ici des augustins plus dociles, qui, voyant qu’il n’y avait pas à badiner, firent tout ce qu’on voulut. Voilà donc Abraham Chaumeix en Russie qui devient raisonnable ; il s’oppose à la persécution. S’il prenait de l’esprit, il ferait croire les miracles

  1. Le texte de cette lettre, dans la Correspondance, présente quelques différences. (B.)
  2. On a commencé à les y souffrir depuis qu’ils ont été détruits par le pape, parce qu’ils ne peuvent plus être dangereux. (K.)