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PROPRIÉTÉ.

vrissaient le reste du royaume. L’abus a été détruit, et l’Angleterre est devenue riche.

Dans tout le reste de l’Europe, le commerce n’a fleuri, les arts n’ont été en honneur, les villes ne se sont accrues et embellies, que quand les serfs de la couronne et de l’Église ont eu des terres en propriété. Et ce qu’on doit soigneusement remarquer, c’est que si l’Église y a perdu des droits qui ne lui appartenaient pas, la couronne y a gagné l’extension de ses droits légitimes : car l’Église, dont la première institution est d’imiter son législateur humble et pauvre, n’est point faite originairement pour s’engraisser du fruit des travaux des hommes ; et le souverain, qui représente l’État, doit économiser le fruit de ces mêmes travaux pour le bien de l’État même et pour la splendeur du trône. Partout où le peuple travaille pour l’Église, l’État est pauvre ; partout où le peuple travaille pour lui et pour le souverain, l’État est riche.

C’est alors que le commerce étend partout ses branches. La marine marchande devient l’école de la marine militaire. De grandes compagnies de commerce se forment. Le souverain trouve, dans les temps difficiles, des ressources auparavant inconnues. Ainsi dans les États autrichiens, en Angleterre, en France, vous voyez le prince emprunter facilement de ses sujets cent fois plus qu’il n’en pouvait arracher par la force, quand les peuples croupissaient dans la servitude.

Tous les paysans ne seront pas riches ; et il ne faut pas qu’ils le soient. On a besoin d’hommes qui n’aient que leurs bras et de la bonne volonté. Mais ces hommes mêmes, qui semblent le rebut de la fortune, participeront au bonheur des autres. Ils seront libres de vendre leur travail à qui voudra le mieux payer. Cette liberté leur tiendra lieu de propriété. L’espérance certaine d’un juste salaire les soutiendra. Ils élèveront avec gaieté leurs familles dans leurs métiers laborieux et utiles. C’est surtout cette classe d’hommes si méprisables aux yeux des puissants qui fait la pépinière des soldats. Ainsi, depuis le sceptre jusqu’à la faux et à la houlette, tout s’anime, tout prospère, tout prend une nouvelle force par ce seul ressort.

Après avoir vu s’il est avantageux à un État que les cultivateurs soient propriétaires, il reste à voir jusqu’où cette concession peut s’étendre. Il est arrivé dans plus d’un royaume que le serf affranchi, étant devenu riche par son industrie, s’est mis à la place de ses anciens maîtres appauvris par leur luxe. Il a acheté leurs terres, il a pris leurs noms. L’ancienne noblesse a été avilie, et la