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PRÉJUGÉS.

inconnu prêt à tomber dans un précipice, ou à être dévoré par une bête.

Mais c’est par préjugé que vous respecterez un homme revêtu de certains habits, marchant gravement, parlant de même. Vos parents vous ont dit que vous deviez vous incliner devant cet homme ; vous le respectez avant de savoir s’il mérite vos respects : vous croissez en âge et en connaissances ; vous vous apercevez que cet homme est un charlatan pétri d’orgueil, d’intérêt et d’artifice ; vous méprisez ce que vous révériez, et le préjugé cède au jugement. Vous avez cru par préjugé les fables dont on a bercé votre enfance : on vous a dit que les Titans firent la guerre aux dieux, et que Vénus fut amoureuse d’Adonis ; vous prenez à douze ans ces fables pour des vérités ; vous les regardez à vingt ans comme des allégories ingénieuses.

Examinons en peu de mots les différentes sortes de préjugés, afin de mettre de l’ordre dans nos affaires. Nous serons peut-être comme ceux qui, du temps du système de Lass, s’aperçurent qu’ils avaient calculé des richesses imaginaires.

PRÉJUGÉS DES SENS.

N’est-ce pas une chose plaisante que nos yeux nous trompent toujours, lors même que nous voyons très-bien, et qu’au contraire nos oreilles ne nous trompent pas ? Que votre oreille bien conformée entende : Vous êtes belle, je vous aime ; il est bien sûr qu’on ne vous a pas dit : Je vous hais, vous êtes laide. Mais vous voyez un miroir uni : il est démontré que vous vous trompez, c’est une surface très-raboteuse. Vous voyez le soleil d’environ deux pieds de diamètre : il est démontré qu’il est un million de fois plus gros que la terre.

Il semble que Dieu ait mis la vérité dans vos oreilles, et l’erreur dans vos yeux ; mais étudiez l’optique, et vous verrez que Dieu ne vous a pas trompé, et qu’il est impossible que les objets vous paraissent autrement que vous les voyez dans l’état présent des choses.

PRÉJUGÉS PHYSIQUES.

Le soleil se lève, la lune aussi, la terre est immobile : ce sont là des préjugés physiques naturels. Mais que les écrevisses soient bonnes pour le sang, parce qu’étant cuites elles sont rouges comme lui ; que les anguilles guérissent la paralysie, parce qu’elles frétillent ; que la lune influe sur nos maladies, parce qu’un jour