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PRÉJUGÉS.

Pourquoi n’est-il aucun territoire où il n’y ait beaucoup plus d’insectes que d’hommes ?

Pourquoi un peu de sécrétion blanchâtre et puante forme-t-elle un être qui aura des os durs, des désirs et des pensées ? Et pourquoi ces êtres-là se persécuteront-ils toujours les uns les autres ?

Pourquoi existe-t-il tant de mal, tout étant formé par un Dieu que tous les théistes se sont accordés à nommer bon ?

Pourquoi, nous plaignant sans cesse de nos maux, nous occupons-nous toujours à les redoubler ?

Pourquoi, étant si misérables, a-t-on imaginé que n’être plus est un grand mal, lorsqu’il est clair que ce n’était pas un mal de n’être point avant sa naissance ?

Pourquoi pleut-il tous les jours dans la mer, tandis que tant de déserts demandent de la pluie, et sont toujours arides ?

Pourquoi et comment a-t-on des rêves dans le sommeil, si on n’a point d’âme ? Et comment ces rêves sont-ils toujours si incohérents, si extravagants, si on en a une ?

Pourquoi les astres circulent-ils d’occident en orient plutôt qu’au contraire ?

Pourquoi existons-nous ? Pourquoi y a-t-il quelque chose ?



PRÉJUGÉS[1].


Le préjugé est une opinion sans jugement. Ainsi dans toute la terre on inspire aux enfants toutes les opinions qu’on veut, avant qu’ils puissent juger.

Il y a des préjugés universels, nécessaires, et qui font la vertu même. Par tout pays on apprend aux enfants à reconnaître un Dieu rémunérateur et vengeur ; à respecter, à aimer leur père et leur mère ; à regarder le larcin comme un crime, le mensonge intéressé comme un vice, avant qu’ils puissent deviner ce que c’est qu’un vice et une vertu.

Il y a donc de très-bons préjugés : ce sont ceux que le jugement ratifie quand on raisonne.

Sentiment n’est pas simple préjugé : c’est quelque chose de bien plus fort. Une mère n’aime pas son fils parce qu’on lui dit qu’il le faut aimer ; elle le chérit heureusement malgré elle. Ce n’est point par préjugé que vous courez au secours d’un enfant

  1. Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)