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POPULATION.

par un dénombrement exact, possède seul le nombre des habitants qui désertèrent l’Helvétie entière du temps de César. L’espèce humaine est donc plus que doublée dans l’Helvétie depuis cette aventure.

Je crois de même l’Allemagne, la France[1], l’Angleterre, bien plus peuplées qu’elles ne l’étaient alors. Ma raison est la prodigieuse extirpation des forêts et le nombre des grandes villes bâties et accrues depuis huit cents ans, et le nombre des arts augmenté en proportion. Voilà, je pense, une réponse précise à toutes les déclamations vagues qu’on répète tous les jours dans des livres où l’on néglige la vérité en faveur des saillies, et qui deviennent très-inutiles à force d’esprit.

L’Ami des hommes[2] suppose que du temps de César on comptait cinquante-deux millions d’hommes en Espagne ; Strabon dit qu’elle a toujours été mal peuplée, parce que le milieu des terres manque d’eau. Strabon paraît avoir raison, et l’Ami des hommes paraît se tromper.

Mais on nous effraye en nous demandant ce que sont devenues ces multitudes prodigieuses de Huns, d’Alains, d’Ostrogoths, de Visigoths, de Vandales, de Lombards, qui se répandirent comme des torrents sur l’Europe au ve siècle.

Je me défie de ces multitudes ; j’ose soupçonner qu’il suffisait de trente ou quarante mille bêtes féroces tout au plus pour venir jeter l’épouvante dans l’empire romain, gouverné par une Pulchérie, par des eunuques et par des moines. C’était assez que dix mille barbares eussent passé le Danube, pour que dans chaque paroisse on dît au prône qu’il y en avait plus que de sauterelles dans les plaies d’Égypte ; que c’était un fléau de Dieu ; qu’il fallait faire pénitence et donner son argent aux couvents. La peur saisissait tous les habitants, ils fuyaient en foule. Voyez seulement quel effroi un loup jeta dans le Gévaudan en 1766.

Mandrin, suivi de cinquante gueux, met une ville entière à contribution. Dès qu’il est entré par une porte, on dit à l’autre qu’il vient avec quatre mille combattants et du canon.

Si Attila fut jamais à la tête de cinquante mille assassins affamés, ramassés de province en province, on lui en donnait cinq cent mille.

  1. Voyez tome XIX, la note 2 de la page 254.
  2. Première partie, chapitre vii, page 119 de l’édition in-4o. L’Ami des hommes, 1756, et années suivantes, six parties formant deux volumes in-4o, a aussi été imprimé dans le format in-12. Ses auteurs sont le marquis de Mirabeau et Quesnay. (B.)