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POLICE DES SPECTACLES.

lui à qui la France doit le théâtre, il n’eût pas souffert plus longtemps que l’on osât couvrir d’ignominie ceux qu’il employait à réciter ses propres ouvrages.

Ce sont les hérétiques, il le faut avouer, qui ont commencé à se déchaîner contre le plus beau de tous les arts. Léon X ressuscitait la scène tragique ; il n’en fallait pas davantage aux prétendus réformateurs pour crier à l’œuvre de Satan. Aussi la ville de Genève et plusieurs illustres bourgades de Suisse ont été cent cinquante ans sans souffrir chez elles un violon. Les jansénistes, qui dansent aujourd’hui sur le tombeau de saint Paris, à la grande édification du prochain, défendirent le siècle passé, à une princesse de Conti qu’ils gouvernaient, de faire apprendre à danser à son fils, attendu que la danse est trop profane. Cependant il fallait avoir bonne grâce, et savoir le menuet ; on ne voulait point de violon, et le directeur eut beaucoup de peine à souffrir, par accommodement, qu’on montrât à danser au prince de Conti avec des castagnettes. Quelques catholiques un peu visigoths de deçà les monts craignirent donc les reproches des réformateurs, et crièrent aussi haut qu’eux ; ainsi peu à peu s’établit dans notre France la mode de diffamer César et Pompée, et de refuser certaines cérémonies à certaines personnes gagées par le roi, et travaillant sous les yeux du magistrat. On ne s’avisa point de réclamer contre cet abus : car qui aurait voulu se brouiller avec des hommes puissants, et des hommes du temps présent, pour Phèdre et pour les héros des siècles passés ?

On se contenta donc de trouver cette rigueur absurde, et d’admirer toujours à bon compte les chefs-d’œuvre de notre scène.

Rome, de qui nous avons appris notre catéchisme, n’en use point comme nous : elle a su toujours tempérer les lois selon les temps et selon les besoins ; elle a su distinguer les bateleurs effrontés, qu’on censurait autrefois avec raison, d’avec les pièces de théâtre du Trissin et de plusieurs évêques et cardinaux qui ont aidé à ressusciter la tragédie. Aujourd’hui même on représente à Rome publiquement des comédies dans des maisons religieuses. Les dames y vont sans scandale ; on ne croit point que des dialogues récités sur des planches soient une infamie diabolique. On a vu jusqu’à la pièce de George Dandin exécutée à Rome par des religieuses, en présence d’une foule d’ecclésiastiques et de dames. Les sages Romains se gardent bien surtout d’excommunier ces messieurs qui chantent le dessus dans les opéras italiens : car en vérité c’est bien assez d’être châtré dans ce monde, sans être encore damné dans l’autre.