Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome20.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
183
PATRIE.

d’aimer sa patrie. « Qu’entends-tu par ta patrie ? lui dit un voisin ; est-ce ton four ? est-ce le village où tu es né, et que tu n’as jamais revu ? est-ce la rue où demeuraient ton père et ta mère, qui se sont ruinés, et qui t’ont réduit à enfourner des petits pâtés pour vivre ? est-ce l’Hôtel de Ville, où tu ne seras jamais clerc d’un quartinier ? est-ce l’église de Notre-Dame, où tu n’as pu parvenir à être enfant de chœur, tandis qu’un homme absurde est archevêque et duc avec vingt mille louis d’or de rente ? »

Le garçon pâtissier ne sut que répondre. Un penseur, qui écoutait cette conversation, conclut que dans une patrie un peu étendue il y avait souvent plusieurs millions d’hommes qui n’avaient point de patrie.

Toi, voluptueux Parisien, qui n’as jamais fait d’autre grand voyage que celui de Dieppe pour y manger de la marée fraîche : qui ne connais que ta maison vernie de la ville, ta jolie maison de campagne, et ta loge à cet Opéra où le reste de l’Europe s’obstine à s’ennuyer ; qui parles assez agréablement ta langue parce que tu n’en sais point d’autre, tu aimes tout cela, et tu aimes encore les filles que tu entretiens, le vin de Champagne qui t’arrive de Reims, tes rentes que l’Hôtel de Ville te paye tous les six mois, et tu dis que tu aimes ta patrie !

En conscience, un financier aime-t-il cordialement sa patrie ?

L’officier et le soldat qui dévasteront leur quartier d’hiver, si on les laisse faire, ont-ils un amour bien tendre pour les paysans qu’ils ruinent ?

Où était la patrie du duc de Guise le balafré ? Était-ce à Nancy, à Paris, à Madrid, à Rome ?

Quelle patrie aviez-vous, cardinaux de La Balue, Duprat, Lorraine, Mazarin ?

Où fut la patrie d’Attila et de cent héros de ce genre, qui en courant toujours n’étaient jamais hors de leur chemin ?

Je voudrais bien qu’on me dit quelle était la patrie d’Abraham.

Le premier qui a écrit que la patrie est partout où l’on se trouve bien est, je crois, Euripide, dans son Phaéton :

Ὡς πανταχοῦ γε πατρὶς ἡ βόσϰουσα γῆ (Hôs pantachou ge patris hê boskousa gê).

Mais le premier homme qui sortit du lieu de sa naissance pour chercher ailleurs son bien-être l’avait dit avant lui.